« Nous créons le code source de l’économie »

« Nous créons le code source de l’économie »
« Nous créons le code source de l’économie »

Il arrive au petit matin avec une valise cabine, une tasse de boisson chaude à la main et un léger sourire flegmatique aux lèvres. Il est de passage à Paris, avant de repartir pour Athènes pour une conférence internationale avec les régulateurs financiers, puis de rejoindre les bureaux de Francfort. Près de vingt-cinq années passées au sein du groupe Danone, dont quatre années en tant que PDG, qui se termineront par un départ brutal en 2021. Les fonds activistes n’étaient plus vraiment sous le charme de ses initiatives en faveur du climat et du social. Emmanuel Faber, aujourd’hui président de l’ISSB (International Sustainability Standards Board), apprécie son nouveau poste. Il est passé du secteur laitier à la crête… de l’économie mondiale, rien de moins. “C’est un privilège incroyable de faire ce que je fais en ce moment”, glisse-t-il en posant avidement sa tasse. Et savourant intérieurement sa vengeance.

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LA TRIBUNE DIMANCHE – Qu’est-ce que l’ISSB exactement ? Quels sont ses objectifs ?

EMMANUEL FABER – L’ISSB a été créée en 2021 lors de la COP26 à Glasgow, à la demande de différentes organisations internationales comme le G7, le G20, l’OCDE, la Banque mondiale et le FMI. Nous sommes attachés à la fondation IFRS [International Financial Reporting Standards], qui fixe les normes comptables dans 144 pays. Avec l’ISSB, l’idée est d’intégrer dans les normes comptables des indicateurs capables de montrer clairement comment les entreprises sont exposées aux risques de durabilité. Par exemple, si une entreprise estime qu’une de ses usines n’aura plus d’eau d’ici dix ans, les coûts nécessaires à la fermeture de cette usine doivent être reportés dans la section « risques » du bilan financier. Il s’agit d’un changement majeur, qui permet de rendre compte de manière fidèle et sincère de la situation comptable de l’entreprise sur tous les paramètres, y compris climatiques et sociaux. Cette comptabilité devient soudain celle des dirigeants, des investisseurs et des banquiers.

Est-ce à dire que les nombreux indicateurs « verts » lancés depuis le début du siècle, et largement utilisés par les entreprises, n’ont pas été efficaces ?

Disons que je n’ai pas de preuve du contraire. La multiplication de centaines d’indicateurs environnementaux, sociaux et de gouvernance au cours des dix ou quinze dernières années montre qu’il est nécessaire d’exprimer des éléments que la comptabilité était auparavant incapable de refléter auprès des investisseurs et des entreprises. Face à cette surabondance d’indicateurs, personne ne peut réellement prendre de décisions. Cela montre les limites d’un système que certains qualifient de « soupe à l’alphabet ». Cette opacité permet à ceux qui ne font rien pour la transition écologique et sociale de prétendre le contraire et, plus grave encore, ne donne aucun avantage à ceux qui agissent réellement.

Où est l’ISSB aujourd’hui ? Quand ces nouvelles normes comptables durables entreront-elles en vigueur ?

L’ISSB a officiellement démarré ses activités début 2022 et en juillet 2023, les normes ont été approuvées par Iosco. [International Organization of Securities Commissions], l’organisation qui regroupe les régulateurs financiers de près de 130 pays, soit 95% de la capitalisation boursière mondiale. Dans la foulée, Iosco a appelé ses membres à mettre en œuvre les normes de l’ISSB. Il y a quelques jours, nous annoncions qu’une première cohorte d’une vingtaine de grands pays, dont l’Union européenne, grâce à notre mécanisme commun d’interopérabilité, la Chine, la Turquie, le Brésil, le Japon ou encore le Canada, ont décidé d’utiliser nos standards et prennent des mesures faire cela. La dynamique est exceptionnelle : cette première cohorte représente plus de la moitié du PIB mondial, 40 % de la capitalisation boursière et plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre. Ces pays mettront deux, trois ou quatre ans pour déployer nos standards. Lorsque nous atteindrons cette réalité, nous aurons atteint un point de non-retour pour l’économie mondiale, ce qui aura un effet d’entraînement sur tous les autres pays.

Les États-Unis ne se sont pas engagés à respecter les normes de l’ISSB. Pour quoi ?

Le cas particulier est en fait celui des Etats-Unis, qui avaient un projet de normes sur le climat assez similaire, réalisé par la SEC. [Securities and Exchange Commission], le gendarme américain des marchés financiers. Mais face à la situation politique américaine, qui place les questions de durabilité dans une approche partisane, la SEC a été fortement attaquée sur ce projet. Elle a fait une proposition revue à la baisse en avril dernier et a évoqué l’hypothèse d’une possible équivalence de nos standards en fonction de leur succès international. Cette proposition pourrait au mieux s’appliquer à la fin de cette année. Mais tout dépend, une fois de plus, de la situation politique suite à l’élection présidentielle américaine de novembre prochain. De son côté, la Californie a déjà légiféré en octobre dernier sur l’obligation, pour toutes les entreprises d’une certaine taille mondiale, de réaliser un reporting climatique, avec une norme très proche de la nôtre et qui y fait directement référence.

Cette situation aux États-Unis démontre, implicitement, que la mise en œuvre d’approches durables reste dépendante de l’action politique…

Oui et non. Ce qui fait la force de notre approche, c’est que nous ne nous engageons pas dans la politique. Nous ne sommes pas ici pour dire ce qui est « bon » ou ce qui est « mauvais » sur le plan climatique ou social. Nous sommes là pour traduire dans un langage économique clair les risques et les opportunités en considérant l’ensemble de la chaîne de valeur d’une entreprise, à court, moyen et long terme. Il s’agit ni plus ni moins de réécrire le code Source de l’économie, en fournissant des outils capables d’orienter l’allocation du capital en fonction de la capacité des entreprises à faire face à la transition, ce qui se traduira par des économies plus résilientes dans un monde qui ont été transformées par le climat, y compris l’aspect social inhérent à cette transition. J’insiste sur ce dernier point, et je le dis depuis quinze ans : les enjeux sociaux seront soit un facilitateur, soit un frein à la transition. On l’a vu en France avec les Gilets jaunes ou, plus récemment, avec le mouvement paysan.

Pensez-vous que les normes que vous déployez permettront réellement d’orienter l’économie vers une logique durable ? N’est-ce pas un peu utopique ?

Je suis sûr de notre approche, car elle est pragmatique. La question se situe plutôt du côté des politiques publiques, dont les incitations devraient orienter les flux financiers. Aujourd’hui, il existe environ 400 000 milliards de dollars d’outils financiers dans le monde, dont 100 000 milliards de dollars de capitalisation boursière et 300 000 milliards de dollars de dette. Lors de la dernière COP, les gouvernements se battaient pour achever un fonds climatique de 100 milliards de dollars. Si le marché, avec nos normes, parvient à réduire ne serait-ce que 1 % des outils financiers mondiaux, 4 000 milliards de dollars seront consacrés à la transition, soit quarante fois plus, chaque année. Je continue de dire que les meilleurs alliés des politiques publiques en matière de durabilité sont les marchés des capitaux. Et plus les marchés auront adopté notre langage, plus il sera difficile de remettre en cause ces normes qui ne seront plus des normes de conformité, mais tout simplement des normes comptables utilisées par l’économie. Avant qu’un gouvernement n’arrive et tente d’annuler cette situation… À l’inverse, il faudra des politiques publiques engagées à créer des risques et des opportunités de transition pour l’économie.

Les entreprises qui appliqueront ces normes bénéficieront-elles d’un réel avantage concurrentiel ?

C’est tout leur intérêt. Nous ne faisons pas de conformité, nous faisons de la stratégie. Les questions stratégiques de durabilité n’ont aujourd’hui aucun langage décisionnel. Grâce à nos standards, une entreprise sera en mesure d’expliquer ses propres décisions en la matière, sa gestion des risques, ses orientations stratégiques et son financement. Pour la première fois, les marchés seront en mesure d’évaluer l’exposition et la préparation des entreprises à ces évolutions. Ce prix relatif est celui du coût du capital. Ce sera vrai pour les actions, avec une prime de risque ou l’inverse entre un concurrent et l’autre, et ce sera vrai pour la dette. Le Comité de surveillance bancaire de Bâle a par exemple annoncé qu’il utiliserait nos normes pour ses travaux intégrant le climat dans les ratios de fonds propres des banques. En fonction de la température de son portefeuille, une banque verra ses ratios de fonds propres affectés par une prime de risque, qui se répercutera directement soit sur ses marges, soit sur son coût de crédit à ses clients. On parle donc de facteurs de compétitivité. Le changement climatique va révolutionner les avantages compétitifs. Et nous proposons des outils pour aider la finance à l’intégrer dans ses décisions, à la disposition du marché et des régulateurs.

L’Europe, un pionnier ambitieux

Sur le plan européen, les entreprises s’attaquent déjà au reporting « extra-financier », à savoir la prise en compte de critères sociaux et environnementaux dans les bilans. La directive qui encadre cette démarche s’appelle CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive : Directive sur les rapports de développement durable des entreprises) et concerne notamment cette année les sociétés cotées de plus de 500 salariés pour leur rapport annuel couvrant 2024. Puis progressivement, jusqu’en 2029, cette Cette directive s’étendra à un plus grand nombre d’entreprises et concernera, entre autres, les PME.

Si le CSRD est largement salué pour ses ambitions en matière de durabilité, faisant de l’Europe un pionnier en matière de reporting social et environnemental, il est également jugé par de nombreuses entreprises comme complexe, avec une structure totale de 12 normes de durabilité. En septembre dernier, la CPME qualifiait le CSRD de « fardeau normatif « . L’origine de cette phrase ? Double matérialité. La CSRD ne se limite pas aux risques induits par l’environnement et par les enjeux sociaux sur l’activité de l’entreprise, à savoir la simple matérialité. La directive englobe également les impacts négatifs et positifs de l’activité propre de l’entreprise sur son environnement économique, naturel et social. Une double matérialité louable, mais qui demande un effort important pour de nombreuses PME.

 
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