C’est l’histoire d’un journal africain viral qui n’existe qu’en PDF

C’est l’histoire d’un journal africain viral qui n’existe qu’en PDF
C’est l’histoire d’un journal africain viral qui n’existe qu’en PDF

C’est l’histoire d’un ovni journalistique qui révolutionne le paysage médiatique africain. Sur la forme, Le continent est un journal très classique, avec ses Unes souvent illustrées qui rappellent l’esprit du New yorkais, avec son résumé classique (généralement moins de dix entrées) et sa mise en page très sobre. Simple, efficace et… introuvable en kiosque.

Un PDF et c’est tout

Car l’hebdomadaire n’a que l’apparence du vieux monde : Le continent est en fait un fichier PDF distribué sur Whatsapp. Et c’est un succès. Après quatre années d’incroyable bouche à oreille numérique, le magazine africain est envoyé gratuitement chaque semaine à près de 30 000 abonnés dans plus de 140 pays. En incluant les actions, l’équipe estime le nombre de lecteurs à plus de 100 000. Les numéros peuvent être téléchargés sur leur site Internet.

Nous aurions aimé parler des offices de ces pionniers, pour la plupart âgés d’une trentaine d’années. Nous avons imaginé quelque chose de jeune et de cool, avec un faux air de Silicon Valley à Johannesburg, là où est né le magazine. Seul problème : ils n’ont pas de bureaux. Leurs conférences de rédaction se résument à une douzaine de confettis joyeux sur un écran d’ordinateur : tout se fait en ligne.

« On n’a pas les moyens d’avoir des locaux et puis on est dispersés sur tout le continent, ça n’aurait pas vraiment de sens », explique Simon Allison, l’un des créateurs du journal. Visage bon enfant caché derrière de grandes lunettes et une barbe finement taillée, le Sud-Africain a plus l’apparence d’un bon vieux gratte-papier que celle d’un entrepreneur en tech. Pourtant, c’est lui qui a eu l’idée de bousculer le paysage médiatique en réunissant Le continent sur whatsapp.

Simon Allison, l’un des co-fondateurs de The Continent (avec l’autorisation)

Pourquoi WhatsApp ? Retour sur la genèse du projet.

Avril 2020, l’Afrique du Sud est en pleine pandémie. Le confinement est particulièrement contraignant : il est interdit de mettre les pieds dehors, même de promener son chien, et il est également interdit d’acheter de l’alcool ou des cigarettes… A Johannesburg, une poignée de journalistes de l’hebdomadaire Courrier et tuteurune institution de presse sud-africaine, rongent leur frein en voyant de fausses nouvelles sur le Covid-19 saturer l’espace.

Une histoire virale

Chaque jour, ils sont bombardés de questions de proches qui se demandent si Bill Gates est responsable de la pandémie ou si l’ivermectine guérit du Covid-19. “Nous n’arrêtions pas de dire : ‘Non, tante Sally, arrête d’être stupide’…”se souvient Simon Allison, alors chef de la section Afrique à Courrier et tuteur. « Nous demandions toujours aux gens où ils l’avaient entendu, et la réponse était invariablement la même : sur Whatsapp. »

Plus qu’une messagerie, la plateforme fonctionne comme un réseau social en Afrique, où les messages partagés en masse deviennent plus viraux que les posts Facebook ou Twitter. « C’était fou, tout le monde s’informait sur Whatsapp mais aucun média majeur n’était là. Pas étonnant que les gens aient été bombardés de fausses nouvelles.»

En parallèle, Simon et certains de ses confrères s’étonnent du traitement réservé à l’Afrique en cette période de pandémie. « La seule chose que nous lisions était : « Mais pourquoi si peu d’Africains meurent-ils ? Sous-entendu : il DEVRAIT y en avoir plus. Comme si l’Afrique était une sorte de terre mystique peuplée de gens spéciaux… Mais personne ne semblait écrire pour le public africain, il y avait un vide informationnel qui laissait la place à la désinformation. »explique Kiri Rupiah.

Responsable de la diffusion et des relations avec les lecteurs, Kiri est ensuite en charge de l’animation du site internet du Courrier et tuteur. Faute de mieux, il couvre l’Afrique à partir de dépêches concoctées par les grandes agences de presse occidentales. Sans trouver ce que ça vaut. “J’ai travaillé pour une rédaction sud-africaine, je viens du Zimbabwe et certaines dépêches qui parlaient de mon pays ne sonnaient pas vrai”continue-t-elle.

Et si on faisait un journal sur Whatsapp ?

Simon Allison, aux prises avec ses frustrations, repense ensuite à une discussion avec le fondateur d’un média zimbabwéen, 263Chat. Dans les années 2010, il fut le premier à tenter une percée sur Whatsapp en parvenant à fédérer une communauté de plusieurs milliers de personnes. L’idée fait son chemin : « Et si on faisait un journal panafricain sur Whatsapp ?, se disait Simon Allison aux heures impaires d’une nuit sans fin. Il réveille sa femme, qui le supplie de garder son illumination pour le lendemain. Le journaliste ne le sait pas encore, mais Le continent est né.

Une vue d’artiste de la rédaction de The Continent, qui existe dématérialisée. | Wynona Mutisi (avec la permission)

Les jours suivants, elle s’est ouverte à quelques confrères qui ont obtenu le feu vert de la rédaction pour tenter l’expérience, en dehors de leur travail. Sans soutien financier, ils commandent des journaux à des journalistes indépendants qu’ils paient de leur poche et demandent “beaucoup beaucoup” services aux proches pour tout le reste.

Le numéro pilote a été publié le 18 avril 2020. Sur une vingtaine de pages, il évoque les petites mains de l’horticulture kenyane, qui ne comprennent pas pourquoi les Européens n’achètent plus de fleurs malgré les funérailles massives liées à la pandémie, les masques introuvables dans Le Cameroun ou encore les propriétaires qui se barricadent au Nigeria, persuadés que la délinquance explose avec le confinement malgré les dénégations policières. Incisif, il dresse également le portrait du magnat chinois de la technologie, Jack Ma, en train d’inonder l’Afrique de masques chirurgicaux, et s’interroge : « L’Afrique a-t-elle besoin d’un autre bienfaiteur milliardaire ?

C’est ordonné, simple sans être simpliste, intelligent sans être prétentieux, proche des lecteurs sans être trop familier. Le pilote est envoyé à la famille et aux amis des fondateurs avec une consigne : courir. Une semaine plus tard, près d’un millier de personnes demandaient à recevoir le prochain numéro. “C’était fou. Clairement, cela répondait à un besoin, les lecteurs étaient exigeants et le modèle de distribution fonctionnait. »dit Simon Allison, toujours abasourdi.

Envoyez les nus

Non seulement le modèle de distribution fonctionne, mais il présente le double avantage d’être gratuit et de susciter une sympathie inattendue auprès du lectorat. Le continent, qui ne cesse de rappeler à ses lecteurs qu’il n’existe qu’à travers eux et pour eux, sollicite régulièrement son public pour peaufiner ses productions. Une communauté se rassemble.

Elle partage le magazine en masse, envoie des messages pour commenter des articles, suggérer des angles, ou simplement dire bonjour. « Quelqu’un nous a même envoyé une photo nue ! Je pense que nous pouvons dire que nous avons un lien intime avec nos lecteurs »rigole Simon Allison.

“C’est dans la nature de la candidature, poursuit Kiri Rupiah. WhatsApp est l’endroit où les gens parlent avec leur famille, leurs amis. Ils ne parlent pas de la même manière à leurs amis sur Twitter ou Facebook.» Mais au-delà du mode de diffusion, le journaliste est convaincu que le magazine tire sa force de son identité africaine alliée à la qualité de ses contenus. « Je pense que les gens réalisent qu’ils sont traités avec respect. Ils sont considérés comme un groupe d’individus intelligents qui veulent lire quelque chose qui ne les considère pas comme des animaux exotiques.

Un continent à couvrir

« Depuis des années, les lecteurs africains réclament un meilleur journalisme en Afrique. Et puis le continent est arrivé. », résume Lydia Namubiru. Contributrice depuis le début, elle a écrit dans le premier numéro pour livrer un témoignage poignant sur le manque d’éthique dans les essais cliniques en Afrique à travers l’expérience de son oncle. Aujourd’hui, le journaliste ougandais est rédacteur en chef du magazine.

Bien que l’équipe soit majoritairement sud-africaine et zimbabwéenne, la rédaction met un point d’honneur à faire appel à des contributeurs africains basés dans le pays sur lequel ils écrivent. Cela semble évident pour un média qui prétend couvrir l’Afrique, mais c’est loin d’être le cas. Les quelques journaux panafricains existants jusqu’à présent sont basés en Europe et emploient une majorité d’écrivains européens.

« Certains nous disent qu’ils ne trouvent pas de contributeurs en Afrique, mais je peux vous en montrer une centaine… »déplore Simon Allison. “Le problème n’est pas qu’il n’y a pas de talent, c’est le manque de soutien”, poursuit Kiri Rupiah. Chez nous, à l’inverse, l’équipe éditoriale investit une grande partie de son temps à soutenir les auteurs indépendants, à vérifier les faits, à éditer des articles, etc.

Aucune concession sur le fond

Le résultat offre un regard unique sur l’Afrique. « La couverture médiatique internationale de l’Afrique a longtemps été critiquée. Mais il n’y avait pas vraiment d’exemple de ce que pouvait être une « bonne » couverture., analyse Lydia Namubiru. Pour corriger le tir, certains médias étrangers sont tombés dans l’excès inverse, tentant à tout prix de dresser le portrait d’une Afrique gagnante. « Ce qui m’a frappé à propos de The Continent, c’est qu’ils n’essayaient pas d’embellir mais plutôt d’embrasser la complexité des choses. »poursuit celle qui en est désormais la rédactrice en chef.

Dans cette perspective, Le continent aborde aussi bien la culture surf au Sénégal que les excès de gouvernance au Malawi ou encore la réticence des pays occidentaux à mettre la main au porte-monnaie pour soutenir l’Afrique face au changement climatique. Il n’épargne pas non plus les pratiques de certaines multinationales, comme dans cette enquête sur la désillusion des agriculteurs africains encouragés par la compagnie pétrolière ENI à se reconvertir vers des cultures destinées à la production de biocarburants.

Soucieux de lutter contre « bruit médiatique » et le Des « silos d’informations », le journal propose un regard volontairement sélectif sur l’actualité. La forme est similaire à celle des magazines traditionnels, contrairement aux sites Web qui actualisent leur page d’accueil toutes les trois heures et où la plupart des articles sont suffisamment courts pour tenir sur l’écran d’un smartphone sans avoir à faire défiler la page.

Un modèle très économique

La formule ne séduit pas seulement les lecteurs. Fait peu crédible dans le secteur de la presse, Le continent il n’a pratiquement pas eu besoin de s’adresser aux donateurs. « La plupart sont venus vers nous », sourit Simon Allison. Une dizaine de fondations soutiennent le journal, dont les frais de fonctionnement sont incroyablement bas pour un titre à son ambition : il coûte environ 500 000 dollars par an.

L’équipe s’est désormais constituée en association à but non lucratif, indépendante de Courrier et tuteur d’où il vient. Composée d’une dizaine de personnes, elle espère désormais diversifier ses sources de financement. Pour l’instant, l’attelage est encore largement artisanal.

Pendant longtemps, Kiri Rupiah saisissait un à un les numéros de téléphone des abonnés pour leur envoyer le magazine individuellement. Aujourd’hui encore, elle s’étonne de voir des lecteurs aux États-Unis et même en Nouvelle-Zélande demander le journal. « Chaque fois que je me demande : comment ont-ils entendu parler de nous ?

 
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