Décès de Bernard Pivot à l’âge de 89 ans

C’est l’homme que vous ne voulez pas enterrer. Pourtant, après des mois de lutte contre un cancer, Bernard Pivot est décédé à l’âge de 89 ans ce lundi à Neuilly-sur-Seine, a annoncé sa fille Cécile Pivot. Celui avec lequel nous avons grandi, pour beaucoup d’entre nous. Ami du vendredi soir. Le professeur idéal qui nous faisait lire et souvent rire, dans ce « Cercle des Poètes Morts » que devenaient parfois « Apostrophes ». Le libérateur qui expliquait qu’on pouvait être un amoureux des livres, du football et du Beaujolais, sans passer pour un redneck.

Pivot jouait Candide et ne jugeait personne. Lorsque le journaliste crée ce programme mythique en 1975 sur Antenne 2, la France est divisée en camps irréductibles. Intellectuels contre athlètes. Nous nous sommes ignorés ou nous nous sommes mesurés. Pivot, un pied dans chaque camp, un livre à la main, vous a rendu décomplexé.

Un soir de direct, il eut un immense sourire face à un invité qui lui avouait pitoyablement n’avoir jamais lu Stendhal : « Mais quelle chance tu as ! Vous découvrirez pour la première fois la Chartreuse de Parme, le Rouge et le Noir… » Il ouvrit ses yeux gourmands, comme si lui aussi aurait aimé ne pas avoir encore lu ces classiques pour savourer toute leur fraîcheur comme un adolescent. C’était tout lui, quand d’autres auraient froncé les sourcils : quand même, Stendhal, c’est dans les manuels scolaires, tu en fais trop…

Premier non-écrivain élu à l’Académie Goncourt, Bernard Pivot (ici en 2018) en a été le président de 2014 à 2019 avec un slogan espiègle : obliger les jurés à lire !

Ce grand conciliateur – son dernier livre, paru en 2022, est un éloge de l’amitié – a réussi à faire adorer aux Français l’une des activités les plus détestées à l’école : la dictée. Beaucoup ont oublié à quel point il s’agissait d’une émission de télévision, ce test Master Pivot, à l’époque où il n’existait que trois chaînes gratuites, bien avant les plateformes et les réseaux sociaux. Ses championnats de France puis du monde d’orthographe, les Dicos d’or, ont marqué les années 1985-2005. Un subjonctif imparfait le ravissait comme le dribble d’un de ses joueurs préférés.

Pivot, mot de cinq lettres signifiant « ce sur quoi tout repose et tout le reste tourne ». Il disait qu’il ne faut pas exagérer, mais beaucoup de choses tournaient autour de lui dans ces années-là, comme la vente de livres, qu’un passage aux « Apostrophes » pouvait multiplier par deux ou dix, à une époque où le pouvoir de la télévision restait immense. Nous en avons parlé tout le week-end.

Bernard Pivot a lancé les Dicos d’or, un championnat d’orthographe qu’il a animé de 1985 à 2005.

Pivot et passeur décisif, l’admirateur de Michel Platini, qu’il invitait dans son émission pour son autobiographie écrite peu après sa carrière – et il se régalait des visages des autres invités -, aimait jouer avec toutes les saveurs de la langue et partager eux, comme un bon cru.

Auteur du « Dictionnaire des amateurs de vin », il avait tout appris sur les cépages à Quincié-en-Beaujolais, le village où sa famille s’est réfugiée pendant la guerre et où il possédait une maison. Il disait avoir hérité des vignerons locaux l’art de la conversation, dont il deviendra le grand sommelier cathodique.

« Friends, Dear Friends », son dernier livre, écrit pendant sa maladie, est une rêverie sur ce sentiment qui peut durer plus longtemps que l’amour. L’une de ses dernières phrases tord le cœur : « Après cinquante-sept ans d’amitié, l’un entra pour la première fois dans la chambre de l’autre. Parce qu’il était allongé sur son lit de mort. Des mots si doux qu’il les a écrits sur des draps blancs jusqu’à son dernier souffle.

L’ivresse des grands écrivains

Un jour, Pivot avait un concurrent, une autre émission littéraire sur la seule chaîne d’à côté, qui s’appelait « La Rage de lire ». Mais il n’y a eu qu’un seul Pivot et son adversaire n’a jamais décollé, vite mis entre parenthèses par “Apostrophes”. Lui seul savait trouver le ton, en fils d’épiciers lyonnais qui sait parler à tout le monde. Dans un magasin, on ne méprise personne et on vend de tout, pour peu que les produits soient de qualité. C’était aussi son affaire.

Il invite aussi bien des auteurs à succès que des écrivains plus exigeants, comme Marguerite Duras à qui il consacre toute une émission en présentiel. Les archives de ses grands entretiens avec Georges Simenon et Vladimir Nabokov, qui demandait du whisky dans sa théière sur le plateau, font partie de l’histoire littéraire et cathodique. En parlant d’alcool, il a dû un soir évacuer Charles Bukowski, le sulfureux auteur du “Journal d’un vieil homme dégoûtant”, ivre mort en pleine émission. Les joies de vivre. Pivot a géré la situation comme un barman accompagne gentiment un client trop ivre.

Il y a eu tellement de vrais bonheurs, comme cette esquisse de très haut niveau sur le sens des mots entre Raymond Devos et le linguiste Claude Hagège. Nous savions encore écouter, ne pas couper la parole aux gens. D’autres fois, il se comportait presque comme un arbitre de boxe, comme avec Christine Angot, qu’il observait verbalement assommer un autre invité. Il adorait le spectacle et le combat, certains puristes le lui reprochaient. L’érudit n’a pas détesté créer du buzz. Pour vendre un livre, il fallait l’incarner.

Une retraite en trompe-l’œil

Avant l’image, il y avait l’écrit. Diplômé du Centre de formation des journalistes, Bernard Pivot entre au Figaro littéraire à l’âge de 23 ans. Il raconte souvent y avoir travaillé comme chroniqueur, déjà amoureux des récits d’écrivains. En 1974, devenu chef de service, il quitte le journal lorsque d’Ormesson prend la direction générale. « Jean d’Ormesson a payé ma piscine », plaisante-t-il à propos de son indemnité de départ. La transaction a dû bien se passer car le séduisant écrivain et journaliste avait son rond de serviette avec « Apostrophes ». Parmi ses autres favoris, Patrick Modiano, futur prix Nobel, totalement inhibé à l’écran, dont Bernard Pivot a réussi à délier la langue.

La petite musique de Rachmaninov, qui accompagnait le générique, précédait également des moments de l’histoire, comme l’arrivée du dissident soviétique Alexandre Soljenitsyne. En 1990, l’animateur recevait également Gabriel Matzneff, décrit avec légèreté comme un « collectionneur de minous ». Cet extrait lui est revenu comme un boomerang en janvier 2020, avec la publication de « Consentement », le récit dans lequel Vanessa Springora accusait l’écrivain de l’avoir abusée d’elle et de son extrême jeunesse. Pivot faisait partie d’un monde littéraire qui considérait alors massivement le séducteur d’adolescentes comme l’un des siens.

A cette époque, le présentateur venait tout juste de prendre sa retraite, et pourtant, à 84 ans, il écrivait encore une chronique dans le Journal du Dimanche et publiait régulièrement des livres, ce qu’il avait toujours interdit. dans ses années télévisuelles, d’« Apostrophes » (1975-1990) à « Bouillon de culture » (1991-2001), puis « Double Jeu » (2002-2005).

Lorsqu’il a quitté le petit écran, il avait 70 ans et on croyait à de vrais adieux, mais c’était difficile de le connaître. Premier non-écrivain élu à l’Académie Goncourt en 2004, il en devient le président de 2014 à 2019. Avec un slogan malicieux : forcer les jurés à lire ! Fini les petits arrangements entre éditeurs.

Un amoureux des mots devenu une star sur Twitter

A l’heure où d’autres décrochent, Pivot rattrape son retard sur la modernité en devenant l’une des stars de Twitter, avec ses bons mots du tout petit matin, longs comme un horaire de train, rassemblés dans un livre, « Les tweets sont des chats ». S’il y était devenu très discret depuis sa maladie, c’est sur ce réseau qu’il a retrouvé ses fans pour annoncer la sortie de son dernier livre, en février 2022 : “A la fin de ma vie je ressens si profondément cela que je dois à l’amitié que je l’ai loué… » En 2015, il montait même sur scène pour jouer « Au secours ! Les mots m’ont rongé.

Bernard Pivot, ici invité de l’émission dominicale de Michel Drucker en 2011, était un fervent supporter de Saint-Étienne.

Il n’a jamais perdu son enthousiasme d’enfant. En 2018, nous avions rencontré Bernard Pivot lors d’une croisière organisée pour la retraite médiatique de Jean-Michel Larqué, animateur sur RMC et ancien capitaine des Verts, club dont l’homme de lettres a été supporter toute sa vie. Il accepte de nous parler de sa passion pour Saint-Étienne, lorsqu’il apprend que Rachid Mekhloufi, star du club dans les années 50, est à bord. Il disparaît comme un chat, et va s’asseoir à côté de son idole. Très timide, le président du Goncourt, alors âgé de 83 ans, écoutait religieusement son aîné de 84 ans. Comme une interview rien que pour lui. Son tout premier spectacle s’intitulait « Ouvrez les guillemets ». Comme c’est triste de les fermer. Au son du Concerto pour piano n°1 de Rachmaninov, générique de fin.

 
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