Pour protéger Paris des inondations, les zones rurales sacrifient les terres

Vanvey, Leuglay (Côte d’Or) and Villars-Santenoge (Haute-Marne), report

Lionel Guenin n’a pas que des mots tendres lorsqu’il parle des Parisiens, notamment de ces « des cadres enfermés dans leurs bureaux qui édictent des normes en totale déconnexion avec les réalités du terrain ». La soixantaine, vif et incisif, l’éleveur de chevaux de concours et agriculteur bio haut-marnais participe pourtant à la protection des Franciliens des inondations.

En cas de crue de l’Ource, affluent de la Seine qui serpente sur son territoire, ses prairies seront entièrement inondées. Autant d’eau qui n’inondera pas Châtillon-sur-Seine, Troyes et Paris, situés à 250 km en aval. Ce n’était pas le cas il y a quelques mois lorsque Damien Dondaine, technicien à l’Établissement public d’aménagement et de gestion des eaux (Epage) Sequana — qui gère le bassin versant de la Seine et de l’Aube dans une zone située entre Côte-d’Or, Haute -Marne et Yonne – passé par là.

Aplanir les berges, revenir au tracé initial du cours d’eau… il propose à l’agriculteur de retravailler les berges de la rivière sur 400 mètres afin de créer une zone d’expansion des crues sur son terrain (ZEC), un espace naturel sur lequel la rivière peut déborder librement et ainsi réduire la quantité d’eau s’écoulant en aval. Si l’eau peut désormais envahir ce fond de vallée sur plusieurs dizaines de centimètres de hauteur, les villes et villages en aval devraient être épargnés, ou du moins moins touchés. Cela réduira la surface de pâturage des chevaux de Lionel, mais ses autres activités agricoles, implantées ailleurs, ne seront pas affectées.

Les aménagements visent à protéger Paris, ainsi que les villages situés le long de la Seine et de ses affluents.
© Mathieu Génon / Reporterre

Ainsi, l’apport des agriculteurs et propriétaires fonciers qui travaillent le long du cours d’eau se fera sentir jusqu’à la capitale, voire jusqu’à l’estuaire de la Seine. Preuve de l’intérêt du sujet : l’établissement Seine Grands Lacs – qui surveille le risque inondation en Île-de- – finance depuis plusieurs années certains des projets portés par Epage Sequana.

Près d’un million de Franciliens en zone inondable

En 2014, un rapport duOCDE — la plus récente sur le sujet — a alerté sur l’état de fragilité alarmant de la métropole francilienne face au risque d’inondation. Depuis la crue historique de la Seine en 1910, qui a inondé la capitale pendant plus d’un mois, la vulnérabilité de Paris et de sa petite couronne s’est considérablement accrue. L’urbanisation de certains départements a augmenté le nombre de logements en zone inondable, tandis que le changement climatique pourrait également favoriser un régime de pluies plus abondantes.

Désormais, « plus de 900 000 personnes vivent en zone inondable sur l’axe de la Seine ou de la Marne et près de 1,5 million sont en fragilité électrique »indique le responsable des études des risques majeurs à l’Institut Paris Région, Ludovic Faytre.


Les aménagements mis en œuvre en aval doivent éviter que les maisons construites en bordure du fleuve ne soient inondées.
© Mathieu Génon / Reporterre

Les installations critiques ont également proliféré dans certaines zones particulièrement exposées, comme le port de Gennevilliers (Hauts-de-Seine), où se concentrent de nombreuses activités polluantes et de gestion des déchets. « Dans le contexte d’une inondation majeure du type de celle de 1910, on estime que le coût des dommages directs aux propriétés, bâtiments, infrastructures, stocks et équipements des entreprises, perturbations des « réseaux », pourrait s’élever à 30 milliards d’euros. »confirme l’adjointe à la mairie de Paris Pénélope Komitès, notamment en charge de la résilience.

Lacs réservoirs insuffisants

Pour anticiper ce risque, la métropole s’est longtemps appuyée sur ses quatre grands lacs de retenue situés dans l’Aube, la Marne et la Nièvre, construits au siècle dernier, pouvant contenir 830 millions de mètres cubes d’eau. Pour leur construction, la solidarité des territoires ruraux avait déjà été sollicitée. En 1974, « trois villages ont été submergés lors de la crue du lac du Derentre la Marne et la Haute-Marne, raconte au téléphone le président de l’association des villages disparus, Christian Collot. Entre 350 et 400 personnes y vivaient. Beaucoup d’agriculteurs. Pour cette génération, c’était difficile ».


Le cours de l’Ource, affluent de la Seine, à Villars-Santenoge (Haute-Marne).
© Mathieu Génon / Reporterre

Cependant, le risque d’inondation n’est pas totalement maîtrisé dans la vallée de la Seine. Rien qu’en octobre 2024, les inondations de 380 communes ont été reconnues catastrophe naturelle, dont 46 dans les Yvelines et 16 dans l’Essonne. En réalité, une crue comme celle de 1910 pourrait apporter cinq fois plus d’eau (4 à 6 milliards de m3 d’eau, selon les sources) que les capacités de stockage des lacs.

« J’attends avec impatience la prochaine crue pour voir les résultats »

Aujourd’hui, l’ensemble du bassin versant est concerné par le développement de zones d’expansion des crues, depuis les sources de la Seine, en Côte-d’Or, jusqu’à l’estuaire, assure le président de Seine Grands Lacs, également président de la métropole du Grand Paris, Patrick Ollier. « Nous avons identifié 212 ZEC qui sera mis en place d’ici deux à trois ans »ajoute-t-il. Un travail énorme, puisque sur chaque projet, il faut convaincre tour à tour tous les propriétaires fonciers. « Une quinzaine par projetestime Damien Dondaine. Si un seul refuse, le projet est bloqué. »


Damien Dondaine, technicien à Epage Sequana, supervise l’aménagement des zones d’expansion des crues.
© Mathieu Génon / Reporterre

À une vingtaine de kilomètres en aval de la ferme de Lionel Guenin, à Leuglay, commune de 300 habitants située en Côte d’Or, les méandres de l’Ource ont également été remaniés sur 1,4 km. L’eau peut désormais déborder sur 5,5 hectares. Les habitants, souvent inondés, pourront également garder les pieds au sec, puisque l’eau ne débordera que de l’autre côté de la rivière. « J’attends avec impatience la prochaine crue pour voir les résultats »sourit le technicien, en cette fraîche matinée de décembre.

Damien Dondaine s’est également rendu 10 km plus bas, sur le terrain jouxtant l’usine Schmit, à Vanvey, commune de 245 habitants. Sur 150 mètres, les merlons de l’Ource ont été démolis, permettant à la rivière de s’étendre sur 1,5 hectare. Résultat : lors de la prochaine crue, « les salariés pourront continuer à travailler »Le Maire de Vanvey et Président d’Epage Sequana, Philippe Vincent. En tout, « les projets sur lesquels nous travaillons devraient permettre de retenir 1,5 million de mètres cubes d’eau »il se réjouit.

De la “ services écosystémiques » être rémunéré

Sous le soleil d’hiver, les pieds et les oreilles mouillés bercés par le courant d’eau, traversant le ZEC de Leuglay propose un nouveau rapport à l’eau. La rivière semble déjà déborder. Encore, « c’est assez bas ces jours-cinote Damien Dondaine. La pente douce permet une connexion plus directe avec l’eau. Cet été, les jeunes sont venus se baigner. Cela n’est jamais arrivé auparavant ». De plus, cela permet de créer des habitats diversifiés, favorables à toute une multitude de faune et de flore, comme les échassiers ou certaines espèces vivant dans les prairies hydrophiles.


Vue aérienne de la parcelle de l’agriculteur Lionel Guenin.
© Damien Dondaine / Epage Séquana

Malgré l’omniprésence de l’eau dans la vallée, tous les agriculteurs ne sont pas convaincus. « Je ne me fais pas que des amis ici »observe le technicien. Sur le domaine adjacent à celui de Lionel Guenin, la rivière coule en ligne droite, encadrée de merlons et de digues, qui dirigent l’eau vers l’aval. « C’est tout ce que tu ne devrais pas faire »il soupire. Diverses céréales y sont cultivées et arrosées de pesticides lorsque la saison arrive, regrette également l’agriculteur, qui a convaincu de nombreuses exploitations environnantes de se tourner vers le bio.

« Le principal obstacle est la difficulté de mobiliser les terres »

Pour encourager les agriculteurs, Seine Grands Lacs propose désormais de les indemniser lorsque leurs champs sont trop inondés. C’est ce qui se produit lorsque, afin de limiter les dégâts sur d’autres parcelles encore épargnées par une crue, l’eau est redirigée vers celles déjà inondées.

Une mesure obtenue de haute lutte en 2018, alors que 24 000 hectares de terres agricoles avaient subi des pertes liées aux inondations excessives en Seine-et-Marne. Quatre-vingts agriculteurs ont alors exigé que soit reconnue d’utilité publique les terres agricoles situées dans la zone inondable, estimant que 2 155 hectares de cultures de blé, de colza, d’orge et de pois d’hiver avaient été détruits, ont-ils rapporté au parisien. « Les agriculteurs ont été mis devant le fait accompli. Nous avons profité de ce moment pour affirmer que le monde agricole devait être indemnisé »précise Laurence Fournier, de la Fédération départementale des syndicats d’agriculteurs (FDSEA) de Seine-et-Marne. Le tarif négocié est de 1 000 euros par hectare trop inondé.


Les marquages ​​sur ce poteau permettent de constater la différence de niveau de l’Ource, avant et après les travaux.
© Mathieu Génon / Reporterre

Mais le modèle peine encore à convaincre. « Le principal obstacle à la mise en œuvre de ZEC » rester « la difficulté de mobiliser les terres, […] malgré les systèmes d’indemnisation existantssouligne le Sénat, dans un rapport de septembre 2024. Un dialogue constant avec les agriculteurs doit être assuré […]soulignant la rareté des contraintes de « débordement », avec un retour de cinquante ou cent ans ». En réalité, entrer dans ZEC nécessite de repenser la production sur le long terme, en imaginant des cultures ou des pâturages adaptés au bétail. Un changement de pratique qui nécessite un accompagnement sur le long terme.

 
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