La guerre n’empêche pas le commerce, loin de là. Aussi absurde que cela puisse paraître, malgré l’invasion russe de l’Ukraine en février 2022, Kiev et Moscou restent liées par un important contrat de transit gazier. Renouvelé en 2019, celui-ci permet à la Russie de propulser la précieuse molécule dans un gazoduc traversant l’Ukraine pour la transporter et la vendre sur le Vieux Continent. Cette route gazière ne représente désormais que 5 % des importations gazières de l’Union européenne, mais reste stratégique pour trois États membres : l’Autriche, la Hongrie et surtout la Slovaquie, dont 65 % de la demande gazière. le gaz, en 2023, se contentait de cet itinéraire.
Cet étrange commerce – tout à fait légal puisque l’UE n’a pas imposé de sanctions contre les importations de gaz russe – devrait cependant cesser dans moins d’un mois. Alors que le contrat liant Kiev et Moscou arrive à échéance le 31 décembre 2024, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a répété à plusieurs reprises son souhait de ne pas le renouveler, contrairement au régime Poutine.
Gaz : pourquoi Bruxelles veut sanctionner le transit du GNL russe dans les ports européens
Des milliards de dollars en jeu
Et ce, même si ce contrat a rapporté à l’Ukraine 800 millions de dollars de recettes provenant des droits de transit payés par le géant russe Gazprom en 2023, soit 0,5% de son PIB selon les données recueillies par le groupe de réflexion belge. Brueghel. Car, en face, ce même gazoduc permet au Kremlin de générer environ 540 millions de dollars de revenus grâce à la vente de gaz, chaque mois ! Cela représente 6,5 milliards de dollars par an. Une manne précieuse pour financer les investissements de guerre du régime de Vladimir Poutine, dont les besoins financiers augmentent alors que la Russie flirte avec l’hyperinflation.
En théorie, le manque à gagner du côté russe devrait donc être bien plus important. “Mais la Russie ne se privera probablement pas de tous ces revenus”souligne Jacques Percebois, économiste spécialisé en énergie. Il exportera sans doute davantage de gaz naturel liquéfié (GNL) [qu’elle pourra acheminer par voie maritime alors que l’Europe s’est dotée de nouveaux terminaux de regazéification, ndlr] et augmentera le volume de gaz qui transite actuellement par le gazoduc qui traverse la Turquie, Turkstream, il explique. Le seul autre gazoduc en service permettant d’acheminer la molécule vers le Vieux Continent.
Un tour de passe-passe avec l’Azerbaïdjan
La Russie doit surtout compter sur l’Azerbaïdjan pour continuer à vendre son gaz. En effet, plusieurs énergéticiens slovaques et hongrois, dont les gouvernements sont proches du Kremlin, étudient la possibilité d’accéder au gaz azerbaïdjanais. Le mois dernier, la société slovaque SPP a signé un contrat pilote avec Bakou pour transporter du gaz via la Turquie. Ce qui pourrait conduire à « contrats importants »Vladimír Šimoňák, vice-ministre slovaque de l’Économie, a récemment déclaré lors de la - Financier.
Mais cet accord commercial ne sera en réalité qu’un tour de passe-passe. Tel ” échange ” entraînerait simplement la poursuite des flux russes, mais en « pré-étiquetage » comme étant azerbaïdjanais, alertait récemment Kadri Simson, la commissaire européenne sortante à l’Energie, dans le même quotidien britannique. Très concrètement, « Bakou achèterait à la Russie l’équivalent de ce que les pays européens lui achèteraient, car l’Azerbaïdjan n’a pas de capacité de production suffisante pour couvrir cette demande supplémentaire »explique Ines Bouacida, chercheuse à l’Iddri spécialisée dans la transition énergétique en France et en Europe. « Cela reviendrait à blanchir le gaz russe » résume Jacques Percebois.
L’Europe toujours dépendante du gaz russe
Interrogé sur la possibilité que l’Azerbaïdjan finisse par réexporter du gaz russe au lieu de livrer sa propre production, le ministre slovaque Vladimír Šimoňák a reconnu qu’il serait quasiment impossible pour l’UE de contrôler cette situation. Les Vingt-Sept maintiendraient donc leur dépendance au gaz russe même s’ils se sont fixés pour objectif de ne plus s’approvisionner auprès de Russie d’ici 2027.
L’UE toujours dépendante de la Russie
«Nous ne pouvons pas exclure que le contrat entre Kiev et Moscou soit finalement renouvelé à la dernière minute», prévient, de son côté, Phuc Vinh Nguyen, directeur du centre énergétique de l’institut Jacques Delors. C’est exactement ce qui s’est passé lors du dernier renouvellement”il se souvient.
Un tel scénario ravirait la Slovaquie et la Hongrie, qui plaident pour la poursuite de l’approvisionnement via le gazoduc ukrainien. Arrêter le transit de gaz par l’Ukraine ne mettrait pas en péril leur sécurité d’approvisionnement cet hiver (notamment en raison des niveaux élevés de stockage et des alternatives permises par le GNL), mais les pénaliserait économiquement alors que cette voie terrestre leur assure un approvisionnement en gaz très bon marché.
“La Slovaquie et la Hongrie menaceront d’utiliser leur droit de veto au sein de l’Union européenne sur les votes relatifs à l’aide à l’Ukraine afin d’obtenir un plus grand soutien pour le maintien de ce contrat”prévient le député européen de Place Publique Thomas Pellerin Carlin, spécialiste des questions énergétiques.
L’élu proteste contre les décisions politiques freinant le déploiement des énergies renouvelables, des pompes à chaleur et des véhicules électriques, “ce qui permettrait de freiner notre dépendance aux énergies fossiles, qui finance des pays hostiles à nos valeurs et à nos intérêts stratégiques et à notre sécurité”. « Aujourd’hui, l’aide financière, humanitaire et militaire fournie à l’Ukraine par l’Union européenne s’élève à 120 milliards d’euros tandis que la facture énergétique payée à la Russie depuis l’invasion de 2022 s’élève à 200 milliards d’euros, selon les données du CREA »se souvient Inès Bouacida.