La Croix : En tant qu’historien, quel regard portez-vous sur la crise politique actuelle ? Est-ce nouveau ?
Mathias Bernard : Nous sommes en effet dans un type de crise très rare dans l’histoire politique de la France contemporaine. Jusqu’à présent, un seul gouvernement avait été renversé par une motion de censure sous la Ve République, celui de Georges Pompidou, le 5 octobre 1962. L’Assemblée nationale s’était opposée à la réforme de la Constitution instituant l’élection au suffrage universel direct des députés. Président de la République. Mais il n’était pas question de faire tomber un gouvernement lors d’un vote budgétaire. C’est justement ce qui amplifie la crise actuelle, qui se déroule alors même qu’un budget a dû être voté pour assurer la continuité de l’État au 1er janvier 2025. L’autre élément nouveau est qu’une sortie de crise semble difficile à trouver. . Jusqu’en juin prochain, le Président de la République ne peut pas dissoudre l’Assemblée nationale, comme l’a fait Charles de Gaulle en 1962. Sa seule solution est de changer le Premier ministre et la majorité. Mais comme nous l’avons vu, il n’y a pas de majorité !
La France a déjà connu de telles situations d’absence de majorité au Parlement, notamment sous la Quatrième République. Quels enseignements peut-on en tirer ?
Mo : Il existe de nombreuses similitudes entre la Quatrième République et le désastre politique actuel, comme la division du paysage politique entre trois grands blocs. Avec une différence notable : une certaine culture du compromis perdure sous les Troisième et Quatrième Républiques, permettant la constitution de coalitions. Il a parfois fallu du - pour former des gouvernements, mais ces majorités ont réussi à gouverner ensemble pendant plusieurs mois. Les groupes parlementaires ont fini par trouver des accords entre eux. La France a malheureusement perdu cette logique de compromis. Depuis 1958, le système politique français s’est habitué à un système bipolaire d’alternance droite-gauche, qui a fonctionné sans trop de difficultés jusqu’à l’émergence du macronisme en 2017. Nous nous trouvons aujourd’hui au risque du vide du pouvoir.
Comment revenir à cette culture des coalitions ?
Mo : La priorité est de tirer les leçons du message envoyé par les Français lors des élections législatives anticipées de juin-juillet. Ce n’est pas le Nouveau Front populaire (NFP) qui l’a emporté au second tour, ni même le Rassemblement national (RN). C’est le front républicain, ou le refus d’une majorité d’électeurs de voir le RN arriver au pouvoir. Dans une logique politique normale, le gouvernement devrait correspondre à cette ligne politique. Cependant, on voit bien qu’un regroupement, même pour une courte période, du NFP et du bloc central autour d’un programme commun semble impossible. Cela est principalement dû à l’obsession des partis politiques pour l’élection présidentielle. Aucun des grands groupes présents n’a intérêt à donner l’impression de pactiser avec ceux qui seront leurs adversaires en 2027. Pour moi, le rôle de l’élection présidentielle est trop central dans la vie politique française. Une manière de remédier à ce problème serait de supprimer le mode de vote au suffrage universel direct. On pourrait revenir à un président de la République élu par les parlementaires ou par les électeurs, comme c’est la pratique dans d’autres pays.
Cela ne fragiliserait-il pas la fonction présidentielle ?
Mo : Mais cela a déjà considérablement diminué ! Quand on compare l’exercice du pouvoir de Nicolas Sarkozy, François Hollande et Emmanuel Macron, avec celui de Charles de Gaulle et Georges Pompidou, on voit bien que nos présidents actuels sont moins capables d’affirmer leur autorité politique. C’est sans doute parce qu’ils se retrouvent trop en première ligne. Les présidents de la République ont commencé à s’occuper de tout et à être considérés comme responsables de la moindre crise, au lieu de se placer au-dessus des partis. Je suis convaincu qu’un mode de vote autre que le suffrage universel leur donnerait une fonction beaucoup plus arbitrale, et leur permettrait de redevenir la clé de voûte de la République. Aujourd’hui, ils gouvernent, même si ce n’est pas leur métier. Cette confusion avec le rôle du Premier ministre, perceptible depuis une trentaine d’années, n’est pas souhaitable pour le bon fonctionnement des institutions.
Faut-il mener d’autres réformes institutionnelles, selon vous ?
Mo : Une deuxième piste avancée par un certain nombre d’élus serait d’introduire une dose de proportionnalité dans les élections législatives. L’intérêt est que chaque parti puisse concourir sous ses propres couleurs, avec son programme, avant de décider à l’issue des élections avec qui s’allier. Dans notre système de vote majoritaire à deux tours, les forces politiques sont obligées de s’unir dès le second tour – et parfois même dès le premier tour – ce qui les exclut alors de l’alliance dans laquelle elles se sont engagées devant les électeurs. C’est ce qui fait par exemple qu’il est aujourd’hui impossible au Parti socialiste et aux écologistes de participer à un gouvernement sans La France insoumise. Ce changement ne nécessite pas de transformer fondamentalement la Constitution, mais plutôt de promulguer de nouvelles modalités électorales. On pourrait donc le faire en restant dans la Ve République.
Y a-t-il encore de l’espoir pour l’avenir ?
Mo : Oui, je suis optimiste quant à notre capacité à trouver une culture de compromis et à sortir de cette crise. Rappelons que, dans les années 1930, la France a connu des violences, liées à la montée de l’extrême droite et du bolchevisme, bien plus difficiles que celles visibles aujourd’hui. Notre système politique est capable de surmonter tout cela. Mais à condition de garder à l’esprit une question fondamentale, celle du respect des résultats des urnes. Il doit y avoir une réponse politique claire à ce qui a été exprimé par le peuple souverain lors des dernières élections législatives.