Le JDD. Alors que les projets de loi de finances de l’État et de sécurité sociale sont toujours en discussion au Parlement, les annonces de grève se multiplient. Assiste-t-on à un déplacement du centre de gravité politique des bancs de l’Assemblée nationale vers la rue ?
Pierre Vermeren. Les Français semblent résignés depuis les élections car ils n’ont pas compris la séquence estivale qu’ils reprochent au président Macron. Si leur vote témoigne d’une volonté manifeste de changement, la situation socio-économique tend à se dégrader. Hausse des impôts, restrictions à venir, incertitudes, actualités pénales angoissantes : ils attendent qu’une perspective claire leur soit donnée, mais l’anticipation règne encore à un mois des vacances.
Peut-on parler d’une véritable colère en France, ou s’agit-il plutôt d’un sentiment d’épuisement généralisé ?
L’un n’empêche pas l’autre, tout comme la joie privée n’empêche pas le découragement face à notre destin collectif. Les sept années Macron ont révélé des tensions sociales extrêmes : Gilets jaunes, cheminots, employés des hôpitaux, salariés contre les 64 ans, banlieues en feu, agriculteurs… puis les élections ont propulsé une froide contestation. Pourtant, peu de questions brûlantes ont été résolues, si bien que ces colères couvent sous les cendres, alimentées par l’inflation vécue et la reprise annoncée des licenciements. Oui, la colère est forte.
Dans votre essai La France qui déclassé, vous analysez comment, en l’espace de deux générations, l’héritage gaullien s’est dissipé, entraînant une grave crise de confiance des Français envers leurs élites. Voyez-vous encore un espoir de rétablir cette confiance ?
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Les Français entendent depuis quarante ans des promesses pour résoudre leurs grands problèmes souverains, économiques et sociaux. Mais ces questions cruciales (école, sécurité, emploi, justice, industrie, agriculture, santé, etc.) restent en suspens. Soit les gouvernements sont biaisés (écoles, chômage), soit ils négocient sur l’avenir (dette, agriculture), soit ils minimisent les problèmes (sécurité, justice). Il y a certes quelques exceptions, mais il n’y aura plus de confiance sans résultats.
« L’impuissance et les mensonges des élites dirigeantes qui semblent œuvrer pour leurs intérêts au détriment du pays »
L’État en crise, le désenchantement des classes populaires et la montée des populismes… ces phénomènes sont bien connus. Ce fossé entre les Français et leur classe dirigeante est-il resté inchangé depuis la Révolution française ?
Je ne pense pas. La Révolution de 1789 était bourgeoise et libérale, avant les tragédies de la Terreur. Mais le XIXe siècle tient les promesses de l’égalité des droits et les Trente Glorieuses instaurent la république sociale. Sans les tragédies militaires et mondiales, les Français auraient soutenu les régimes successifs et admiré les grands hommes. Cela n’empêche pas l’ironie ou la critique. Ce qui est nouveau, c’est l’impuissance et les mensonges des élites dirigeantes qui semblent œuvrer pour leurs intérêts au détriment du pays.
Est-ce un problème directement lié au parti politique au pouvoir ?
Je ne pense pas. Les Français ne se soucient pas beaucoup des partis et des textes constitutionnels si leurs intérêts matériels et moraux sont préservés : leurs enfants, leurs biens, leurs revenus, leur protection, leur éducation, leurs loisirs… Aujourd’hui, ils luttent pour être commerçants, artisans, agriculteurs. , pour acheter une maison ou une voiture, ils ont peur pour leurs enfants, ils craignent d’être mal soignés et la moitié d’entre eux n’ont pas de revenus suffisants.
Chez les agriculteurs, la colère gronde à nouveau, moins d’un an après un mouvement qui a paralysé partiellement nos grands axes routiers. L’agriculture française est-elle sérieusement menacée sans la mise en œuvre de mesures protectionnistes ?
Evidemment et au fond, presque rien n’a changé en deux ans. L’Europe attend toujours que « l’anomalie » agricole française se résorbe pour créer une agriculture industrielle dont les Français et leurs agriculteurs ne veulent pas. Pour passer de 390 000 opérateurs à moins de 200 000, il faut laisser le système décliner, comme c’est le cas actuellement malgré les belles paroles. Sans moratoire fiscal ni soutien volontariste à la production nationale dans toute sa diversité, leur mort est programmée. Alors ça gronde, parce que c’est ça ou disparaître silencieusement.
Deux des principaux syndicats du service public, FO et la CGT, ont également lancé un appel à la mobilisation et à la grève. La fonction publique a-t-elle perdu de son attractivité ?
Cela est évident lorsqu’on regarde les concours de recrutement. Les gouvernements ont dû augmenter les salaires des professions essentielles (forces de sécurité et agents du fisc). Pour d’autres, il s’agit d’une gestion de masse sans grande réflexion, puisque la croissance massive de la fonction publique s’est faite au détriment de la qualité et de la souveraineté des services de l’État. La fonction publique a été un amortisseur social de la crise. Aujourd’hui, elle ploie sous son propre poids, comme l’hôpital ou l’école.
« Une loi sociétale est déjà prévue pour fin janvier pour détourner les esprits des sujets insolubles »
Depuis 1947, il ne se passe pas une année sans grève à la SNCF, et les cheminots parviennent souvent à faire valoir leurs revendications, notamment sur le plan salarial. Quelle leçon en tirer ?
Le nombre de cheminots a été réduit de moitié et il reste une minorité d’agents statutaires. Nous avons donc changé le monde au nom de la concurrence et de l’efficacité… Moi qui prends le TGV chaque semaine depuis vingt ans, notamment la LGV Tours-Bordeaux qui coûte quinze milliards pour faire deux heures entre Paris et Bordeaux, les retards se multiplient , ce qui nous ramènera bientôt aux trois heures du voyage initial ! Les directions successives qui ont réduit les effectifs pour transformer les gares en centres commerciaux peuplés de faux agents portent une immense responsabilité.
Les plans de licenciements annoncés par Auchan et Michelin en suggèrent d’autres. Peut-on parler de déclin industriel français ?
Il y a quelques mois, le gouvernement se targuait d’avoir engagé la réindustrialisation. Il a certainement stoppé l’effondrement et a entonné un discours industriel. Mais cette semaine, le ministre de l’Industrie a dit craindre 150 000 licenciements dans les mois à venir… La catastrophe reprend donc, ce qui va aggraver l’effondrement de départements entiers comme la Meuse ou le Cher, dans l’indifférence générale. Sans une mobilisation efficace, la France deviendra un grand supermarché de plus en plus pauvre, provoquant des catastrophes humaines et une baisse du taux de natalité. Mais une loi sociétale est déjà prévue pour fin janvier pour détourner les esprits et les débats publics des sujets insolubles. C’est leur fonction principale.