Construire un champion
Aldric Estanguet parlant de l’éclosion de son petit frère.
« En janvier 1993, la famille Estanguet met le cap sur la Bretagne qui accueille le premier concours de l’année, sur Ellé, aux Roches du Diable. “Ça a terriblement caillé”, se souvient Aldric. « Tony n’était encore qu’un cadet de première année, et à l’époque il avait battu en un round le champion du monde senior en titre, Martin Lang, qui avait un style pourri mais très physique. Je peux vous dire qu’il a regardé l’Allemand et s’est dit : mais qui est-il ? Et je vois qu’à 14 ans, le gars va battre le champion du monde. C’est quelque chose qui m’a vraiment frappé.
Patrice Estanguet revient sur leur duel fratricide lors des sélections olympiques de 2000.
« ‘À ce moment-là, nous voulons la même chose et il n’y a qu’une seule place. On sait qu’il faut battre l’autre, donc il n’y a aucune logique à se préparer ensemble. Il n’y a pas beaucoup de concurrence à proximité, donc évidemment nous ne pouvons pas collaborer sur ce projet. Et pour moi, le changement s’est produit là-bas, lorsqu’il a remporté les sélections pour les Jeux de Sydney. Avant cela, il avait fait un ou deux podiums internationaux mais c’était vraiment occasionnel. Il a eu du mal à performer de manière constante. Et à partir du moment où il remporte les sélections, outre les Jeux de Sydney, il est champion d’Europe, il remporte plusieurs courses internationales… Des résultats qu’il n’avait jamais obtenus auparavant. Nous pouvons donc encore estimer qu’il existe là un élément déclencheur très puissant. Il est passé de jeune athlète prometteur à leader international. J’ai fait de bons Jeux olympiques, j’ai remporté les Coupes du monde en 1996, 1997, j’étais parmi les deux ou trois meilleurs mondiaux. Donc à partir du moment où il m’a battu, il s’est dit qu’il pouvait s’attendre au moins au même type de résultats. Cela lui a donné confiance […]. Pour avoir cette confiance, il faut déjà avoir gagné. Je pense que c’est ce qui manquait à Tony auparavant.
Le manager : l’émergence de la méthode Estanguet
« Tony Estanguet ne voulait pas seulement contrôler le projet, il voulait absolument l’incarner. Et il est impossible de prendre les choses à la légère. Fin 2014, il ressortait par exemple pensif d’un événement organisé à Vincennes à l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (INSEP) au cours duquel le président de la République, François Hollande, s’adressait à un parterre de sportifs et startups sportives.
“Il a parlé une vingtaine de minutes, il était très à l’aise pour parler, assez charismatique, assez drôle”, se souvient Benjamin Brun. ”Tony est sorti de là en nous disant : il va bien ! Je ne suis pas à ce niveau-là, j’ai besoin de progresser. Ce qui semblait être une phrase quelque peu ludique ne l’était pas du tout.
“Il s’est toujours fixé des objectifs assez élevés, mais en même temps, il n’a eu aucune difficulté à accepter le fait qu’il devait travailler pour les atteindre.” […] Toujours avec cette technique qui lui a tant réussi. Travail et répétition. « Oui, il est extrêmement minutieux et exigeant, c’est sûr. Sur le discours de Lausanne, en juillet 2017, lors de la phase de candidature, qui était le discours le plus important, nous avons réalisé 58 versions. C’était découpé en trois parties, au total il devait parler six ou sept minutes, on y a passé un mois, à travailler chaque mot, chaque idée, voir comment la renforcer. Pareil avec le discours lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques : nous avions 56 versions !’”
Après Paris 2024 et la liberté retrouvée
» Quatre mois plus tard, réconforté par la réussite totale de l’aventure Paris 2024, il n’a pas bougé d’un iota et savoure plus que jamais le fait d’être redevenu maître de ses propres horloges. De plus, la situation n’incite guère à la précipitation. Revenir à attaquer le Comité international olympique, comme il l’a fait en 2012 ? Tony Estanguet devrait déjà commencer par redevenir député, lui qui a rendu sa carte en 2021 à la fin de son mandat, après avoir pris les commandes de la candidature parisienne.
Il est donc encore plus difficile de l’imaginer accéder à la présidence. Le processus de remplacement du président Thomas Bach, jusqu’à l’élection de mars 2025, est bien avancé et la France a déjà présenté son candidat, David Lappartient, actuel président du Comité national olympique et sportif français.
Envisagez-vous un portefeuille ministériel, porté par son succès olympique ? Il est trop habitué aux eaux tumultueuses et aux créatures qui s’y cachent pour y risquer sa crédibilité. Avec sans doute dans un coin de sa tête la phrase prononcée par son frère Patrice, encore une fois parfait dans le rôle de guide, au moment de quitter son éphémère mandat de conseiller municipal à Pau en 2008 : « J’ai trouvé ça dans en politique, il était plus efficace de détruire que de construire…”
Alors après avoir vu le sort réservé à d’autres champions qui ont troqué leurs domaines de prédilection pour un ministère, comme récemment la nageuse Roxana Maracineanu ou l’escrimeuse Laura Flessel… Tony Estanguet, de son côté, a esquivé ce scénario lors de sa grande conférence de clôture des Jeux Paralympiques. , feignant la naïveté mais sans cacher ses réticences !
“Je suis un peu surpris, on me pose beaucoup cette question ces derniers jours comme si l’issue de tout succès devait nécessairement être en politique.” Et fin octobre, pas de surprise lorsque le journal L’ L’Equipe a révélé avoir décliné la proposition de Michel Barnier, Premier ministre, de migrer dans le 13e arrondissement pour prendre la direction du ministère des Sports. »
Sa mère : « Tony était un peu surprotégé mais il a eu une enfance formidable… »
« Leur sport, à cette époque, était aussi beaucoup pratiqué dans leur rue du quartier Berlioz, à une ‘époque assez heureuse’.
« Il y avait beaucoup de petites maisons et beaucoup d’enfants. Nous jouions donc tous les soirs après l’école. On a joué au football, fait du vélo, patiné, joué aux billes, on n’a pas arrêté…” C’est dans cet environnement si particulier que Tony Estanguet a développé son goût pour l’effort sportif, en tant que benjamin obligé de compenser la différence d’âge avec Aldric et Patrice. , ses aînés nés respectivement six et cinq ans avant lui.
« Élever trois garçons n’était finalement pas si compliqué, se souvient Maïté Estanguet. Les deux aînés se suivaient de très près. Alors ils se disputaient. Tony était un peu surprotégé, mais il a eu une belle enfance, je pense.” Comme s’il était né obsédé par l’horloge, Tony Estanguet est né le 6 mai 1978 avec deux mois d’avance et une étiquette prématurée qui mérite une vigilance particulière. .
« Nous avons été prudents puisqu’on nous avait dit qu’il était fragile. Il y a eu une année un peu compliquée, mais il n’a pas eu de problèmes particuliers.” Déjà, il y a une anecdote dans l’histoire de sa mère qui en dit long. Au retour de l’école, les frères qui ont appris la naissance de leur petit dernier ont également découvert que le prénom privilégié par leurs parents était Laurent, en hommage à leur grand-père. Finalement, ça ne se passera pas comme ça…
“Ils ont tout de suite dit que ça n’allait pas”, se souvient sa mère. ”C’était catégorique : il doit s’appeler Tony. Et voilà, c’est un petit Tony !” […] Cette affaire de prénom est édifiante. D’une part, l’écoute prononcée des parents auprès de leurs enfants dans un choix qui n’est pas anodin, de l’autre l’envie tout aussi forte des deux garçons d’assumer leurs responsabilités envers un petit frère qu’ils découvrent et qu’ils intègrent. dans le collectif avec détermination. “C’est aussi assez symbolique, je pense, de la force des liens qu’ils entretiennent les uns avec les autres.”
5 questions à Vincent Martinelli, journaliste et auteur du livre
Quelles ont été vos motivations pour écrire ce livre ?
J’y pense depuis deux ans. Finalement, en accumulant des articles sur lui, j’ai eu envie d’approfondir, de développer sa trajectoire et de raconter l’histoire de cette décennie olympique. Je voulais mettre en avant des choses un peu plus intimes sur son parcours. Ce que nous avons rarement l’occasion de faire dans un article de presse, où nous sommes particulièrement contraints par les volumes. Quand les Éditions Sud Ouest ont indiqué vouloir faire un livre sur une personnalité sportive et commencer par Tony Estanguet, j’ai dit banco. Là, j’ai pu prendre le temps, sur le ton de la discussion, de parler à des gens qui ne parlent jamais, comme sa mère Maïté.
Cela a-t-il été compliqué de convaincre les proches de Tony ?
Nous avons dû faire tomber une ou deux barrières. L’énorme exposition de Tony amène son clan à avoir tendance à se protéger. Il a toujours eu un esprit d’équipe très prononcé. Mais avec la folie olympique, il y a une sorte d’autoprotection très légitime. Une fois mon projet expliqué, cela n’a posé aucun problème.
Depuis combien de temps connaissez-vous Tony Estanguet ?
La première fois que je l’ai interviewé, c’était à l’été 2003, pour un reportage sur les compétitions internationales, alors que j’étais journaliste stagiaire à Sud Ouest. Ensuite, pour la République des Pyrénées et l’Eclair, j’ai fait du canoë de temps en temps. Mais j’ai vraiment développé une relation de travail avec lui lorsqu’il a pris sa retraite en 2012. J’ai davantage pratiqué Tony en tant que leader et candidat que Tony en tant que multi-champion et monstre.
Avez-vous déjà découvert quelque chose sur lui ?
Je connaissais la grande majorité de ce qu’on me disait. Ce qui était intéressant, c’était de voir les pièces s’assembler. Vous comprenez sa façon de travailler aujourd’hui, avec des éléments qui remontent à l’enfance. Sans tout ce qu’il a accumulé dès son plus jeune âge, il n’aurait pas réalisé ce qu’il a réalisé l’été dernier.
Connaissait-il le livre ?
Oui. Nous avons toujours eu une relation franche. Il n’y avait aucune permission à demander. Je lui ai dit que j’écrivais un livre et en fait il y a un chapitre, qui concerne son avenir, dans lequel il intervient.
Recueilli par Pierre-Olivier Julien
« Tony Estanguet, le génie des JO », à paraître le 6 décembre aux Editions Sud Ouest. Les précommandes sont déjà possibles sur les sites spécialisés ainsi que sur la boutique en ligne Sud Ouest, et bientôt sur la boutique en ligne de la République des Pyrénées. 16,90 euros.