Le pouvoir de l’argent mis sur liste noire

Le pouvoir de l’argent mis sur liste noire
Le pouvoir de l’argent mis sur liste noire

Née en 1992 en Autriche, Marlene Engelhorn est issue d’une famille aisée de l’industrie pharmaceutique et chimique qui a fondé la société BASF. Lorsqu’elle a appris qu’elle allait recevoir un héritage important, elle a fondé l’initiative Tax me now avec d’autres privilégiés. En 2024, elle met à disposition sa fortune de 25 millions d’euros et crée un conseil citoyen pour qu’il décide de la répartition de cette somme pour lutter contre les inégalités. En juin dernier, ce conseil a décidé de répartir cet héritage entre 77 organismes pour des sommes allant de 40 000 à 1,6 million d’euros2. Dans le livre Argentpublié en septembre dernier, Marlene Engelhorn prône une fiscalité « anti-riches ». Entretien

Vous avez décidé de faire don de 25 millions d’euros, soit une grande partie de votre héritage. Comment ce choix vous est-il venu ?

Marlène Engelhorn : Dans une démocratie, la naissance ne devrait pas être le facteur déterminant de l’avenir des individus. Quand on m’a parlé de mon héritage, j’ai su que c’était injuste. Il est injuste qu’une personne devienne multimillionnaire de cette manière et puisse utiliser le pouvoir de sa richesse pour faire des choix qui affecteront la société. Je voulais mettre un terme à cette dynamique.

J’ai donc commencé par redistribuer cette somme à des organisations luttant pour la justice sociale, l’antiracisme, l’antispécisme ou pour le climat. Mais j’ai gardé à l’esprit que choisir soi-même à qui redistribuer, c’était garder le pouvoir. Cela signifiait faire les meilleurs choix pour le monde à la place des autres.

Au final, 77 organisations ont reçu une partie de votre legs. Comment avez-vous décidé où iraient ces dons ?

Je n’avais aucun pouvoir exécutif sur ce choix. J’ai décidé de créer une assemblée citoyenne pour en décider. Il était composé de 50 personnes choisies selon des critères représentatifs de la société autrichienne. L’argent était sur un compte sur lequel je n’avais aucun contrôle.
Les deux premiers week-ends d’échanges ont été consacrés à l’information sur la répartition du patrimoine et à la manière d’y trouver des solutions. L’assemblée s’est ensuite divisée en six groupes de réflexion sur des domaines de notre vie collective influencés par le patrimoine : climat, inégalités, éducation… Enfin, l’assemblée citoyenne a décidé des 77 organismes bénéficiaires et des montants que chacun recevrait. (parmi ces organisations figurent Attac, Reporters sans frontières, des associations d’aide aux sans-abri, ndlr).

Vous refusez le principe des fondations philanthropiques, qu’un certain nombre de grandes fortunes ont adopté. Que reprochez-vous à la philanthropie ?

En principe, la philanthropie peut être bénéfique. Mais quand des fondations Amazon ou British Petroleum distribuent de l’argent à une cause climatique, c’est tout simplement ridicule. C’est un levier pour les super riches pour améliorer leur image. Et si on regarde combien ils donnent proportionnellement à ce qu’ils ont, ce n’est rien du tout.

Pour ces personnes, la philanthropie est un moyen d’asseoir leur pouvoir en finançant uniquement des projets qui les intéressent. Certains secteurs, comme la recherche scientifique, en sont devenus en partie dépendants dans certains pays.

Au-delà du don de votre héritage, vous militez pour une plus grande taxation du patrimoine et du patrimoine. Pour quoi?

Les États s’endettent de plus en plus et les ultra-riches ne savent plus quoi faire de leurs milliards. Nous avons besoin d’exemples de personnes qui redistribuent leurs richesses. Nous devons montrer que c’est possible, que les systèmes fonctionnent pour y parvenir.

« Les États s’endettent de plus en plus et les ultra-riches ne savent plus quoi faire de leurs milliards » Marlene Engelhorn

Pour mettre en œuvre ces impositions, faut-il dépasser les niveaux nationaux et faire pression sur les institutions européennes ?

Ces lois sont principalement élaborées au niveau national. Une taxe internationale me semble illusoire. Au niveau européen cependant, les systèmes fiscaux sont très différents, mais nous partageons l’euro. On pourrait essayer de trouver un consensus autour des impôts pour éviter la concurrence fiscale entre États. L’Espagne et la Norvège sont de très bons exemples en matière de fiscalité des grandes fortunes (le gouvernement norvégien a augmenté les impôts des plus riches depuis 2021, l’Espagne a mis en place un impôt exceptionnel sur les plus riches en 2022, ndlr).

Espérez-vous lancer un mouvement militant parmi les riches héritiers et héritières à travers votre initiative Tax me now pour la justice fiscale ?

De plus en plus de jeunes héritiers tentent de changer les mentalités dans leur famille, comme Abigail Disney, avec qui je travaille sur l’initiative Taxez-moi maintenant. D’autres ne cherchent pas de publicité, mais j’aimerais que ces grands noms prennent publiquement position.

Certains chefs d’entreprise se rendent également compte que les choses doivent changer. Sebastian Klein, fondateur d’une startup devenu multimillionnaire du jour au lendemain, a redistribué 90 % de sa richesse parce qu’il se considérait simplement chanceux. Ces personnes se rendent compte que la redistribution par la fiscalité de leurs richesses sert la cohésion sociale et le contrat démocratique.

Tu écris dans ton livre Argent qu’il est important de pouvoir définir la richesse excessive. Comment ? À quel moment devient-on excessivement riche ?

C’est une richesse dont on n’a pas besoin pour mener une vie confortable, mais qui devient un instrument de pouvoir. Certaines personnes ultra-riches ne s’intéressent pas du tout à la politique parce que la politique établit généralement les règles en leur faveur. D’autres sont très actifs et utilisent leur argent pour influencer la société. Ils financent des groupes de réflexion qui influencent le débat public sur la politique économique. Il faut résoudre ce problème car il s’agit d’une influence disproportionnée qui est directement liée au patrimoine.

Vous critiquez également le « mythe du self-made-man ». Pour quoi ?

Prenons Friedrich Engelhorn, l’ancêtre dont j’hérite. A-t-il trouvé son entreprise, (l’entreprise chimique BASF, ndlr) tout seul ? Non, il avait besoin de pharmaciens et d’une femme pour s’occuper de ses onze enfants. Ces personnes ont accompli une grande partie du travail sans lequel sa richesse n’aurait pas pu être accumulée. Tout ce travail, bien qu’essentiel, est rendu invisible par ce mythe du « self-made man ».

Ce mythe sert aussi à dire « je suis exceptionnel, donc je ne dois rien rendre ». Mais personne n’est venu au monde avec une cravate et un esprit managérial. Nous avons été éduqués. Et qui paie pour ça ? L’État à travers les impôts. Nous sommes dépendants des services publics, nous devons redonner quelque chose aux services publics.

Vous dites vouloir sortir de votre « riche dynastie ». Pourquoi définir ainsi le milieu dont vous êtes issu ?

Les 1 % les plus riches ont accès à des ressources dont la majorité de la population ne dispose pas : de bonnes écoles, des salaires élevés, etc. Il s’agit d’un groupe très exclusif, détenant beaucoup de pouvoir et d’influence. Pour justifier ces privilèges, ils se convainquent d’être plus compétents que la majorité et de pouvoir prendre les meilleures décisions pour la société, tout en étant isolés de la vie publique.

La véritable pensée féodale pousse cette nouvelle aristocratie à rejeter toute position où elle ne dispose pas du pouvoir total. Pourtant, c’est ça la démocratie : créer un système dans lequel chacun est soumis à un pouvoir qui décide de ce qui est dans l’intérêt de la majorité, tout en protégeant les minorités. Les 99% de la population sont structurellement beaucoup plus démocratiques, car ils paient leurs impôts, travaillent et font partie intégrante de la société.

 
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