Mona Chollet s’attaque à la culpabilité qui écrase les femmes au travail… et dans la vie

Mona Chollet s’attaque à la culpabilité qui écrase les femmes au travail… et dans la vie
Mona Chollet s’attaque à la culpabilité qui écrase les femmes au travail… et dans la vie

D’où vient cette petite voix qui nous murmure à l’oreille qu’on n’en fait jamais assez, ou qu’on en fait trop ? Que nous sommes trop lents ou trop précipités ? Que l’on néglige nos enfants ou, à l’inverse, notre carrière ? Dans son dernier essai, l’essayiste explore la culpabilité qui nous empêche de vivre. Entretien.

Après les canons de beauté, de sorcières ou encore d’amour, la culpabilité. C’est la nouvelle thématique dans laquelle s’est lancée l’essayiste Mona Chollet, devenue une icône féministe grâce à ses livres à succès. Dans Résister à la culpabilité (1), il affronte le « tyran intérieur » qui rend chacun de nous responsable de tout, nous reprochant d’être trop ceci, pas assez cela, et vice versa ; et multiplie ce que l’auteur qualifie de « obstacles à l’existence ».

Culpabilité exacerbée chez les femmes, et peut-être plus encore dans le monde du travail, passé maître dans l’art de multiplier les injonctions contradictoires, donc impossibles à satisfaire. A la fois tenues de faire carrière et d’être de bonnes mères, de répondre à l’impératif de productivité sans oublier de prendre soin d’elles, voire de s’affirmer mais pas trop, les femmes semblent parfois au bord de l’implosion. Les enquêtes et études le confirment : elles sont plus sujettes à l’anxiété ou à la dépression que leurs collègues masculins. Mona Chollet a elle-même vécu cette culpabilité qui la serre, du matin au soir. Pas quand elle était employée chez Monde diplomatique… mais quand elle l’a quitté pour se consacrer à l’écriture.

Madame Figaro. – Que s’est-il passé après votre démission ?
Mona Chollet. – Je pense qu’après quinze ans d’emploi, j’avais oublié l’autonomie. J’avais pris l’habitude qu’on me dise chaque matin où aller, quoi faire et jusqu’à quelle heure. Devoir à nouveau organiser soi-même ses journées provoque une grande détresse. Au début, je me forçais à travailler 8 heures par jour et le week-end. Je me sentais obligé de me discipliner pour ne pas me laisser aller, au risque de ne plus rien produire de ma vie. J’ai mesuré ma chance, après en avoir si longtemps rêvé, de ne faire qu’écrire des livres. Je me suis dit que cette vie méritait que je travaille constamment. J’ai toujours été indigné par les patrons qui croient que leurs employés ont de la chance et que cela justifie qu’ils en fassent toujours plus. Il s’avère que j’ai fait preuve envers moi-même de la même sévérité, inapte à l’écriture comme à n’importe quel métier. Vous ne travaillez jamais bien lorsque vous êtes si malveillant envers vous-même.

»
data-script=”https://static.lefigaro.fr/widget-video/short-ttl/video/index.js”
>

Étiez-vous moins dur avec vous-même avant ?
Oui, parce que mon travail empiétait très peu sur mon temps libre. J’ai toujours été plutôt consciencieux, mais l’aspect robotique du travail, ce temps assez abstrait pendant lequel on nous demande d’être productif, me convenait très bien. Tout comme cette logique rassurante de l’effort récompensé : la question du temps libre était tranchée pour moi et je savais que j’avais le droit de profiter de mes week-ends. Plus tard, j’ai réalisé que mon cadre de vie n’était pas du tout fait pour la détente : je n’avais même pas de canapé dans mon petit appartement !

J’affichais envers moi-même la même sévérité que les patrons, inapte à l’écriture comme à n’importe quel métier.

Mona Chollet

D’où le sentiment d’être un « robot fou » après votre démission…
L’idée de perdre du temps surgit immédiatement. Un ami qui m’appelle par exemple et avec qui je reste au téléphone une heure : c’est un des plaisirs importants de la vie, qui permet de cultiver des liens. Bon, ça m’a un peu énervé, je me suis dit que la soirée allait arriver sans que j’aie le temps de produire quoi que ce soit. Je me suis retrouvé lancé sur des rails, concentré sur la productivité, l’efficacité. Comme s’il fallait acheter le droit de vivre, de mériter son existence. J’ai réalisé que je pensais ainsi même lorsque je travaillais. J’ai alors réalisé que je n’en ferais jamais assez. Penser que cette voix dans ma tête serait un jour satisfaite est une erreur.

De quoi se nourrit cette voix ?
Sans doute la place frappante du sacrifice et du dolorisme dans de nombreuses entreprises. J’ai l’impression qu’on considère comme un bon travailleur quelqu’un qui ignore ses besoins physiques, sa fatigue, sa faim ou sa soif. Se suicider au travail, rester très tard, ignorer complètement son bien-être est une bonne idée. Même en faisant semblant de ne pas avoir de vie en dehors du bureau, en gardant le silence sur ses loisirs au risque d’être soupçonné de trahison ou de désintérêt pour son travail. Que vous soyez un homme ou une femme, prouver votre dévouement par la souffrance est très apprécié.

Lire aussi« Se sentir dépassé protège et responsabilise » : pourquoi être « sous l’eau » est-il devenu la norme ?

Pourtant, vous décryptez le poids d’une faute originelle, inexpiable des femmes. De quoi s’agit-il ?
D’une histoire ancienne ! Du mythe de Pandore, puis avec Adam et Ève, surgit l’idée d’un âge d’or originel où tout allait bien jusqu’à ce que tous les maux de la Terre s’abattent sur l’humanité à cause d’une femme trop curieuse. C’est un peu lourd à porter, en héritage ! Même si elles ont toujours travaillé, cela ne fait que quelques décennies que les femmes ont rejoint massivement tous les secteurs d’activité. Ils pénétrèrent dans des espaces peuplés d’hommes et réservés à eux seuls, des milieux bâtis sur des cultures très viriles, sans femmes, voire contre elles. En tant que femme, nous n’avons pas notre place, nous ne rentrons pas complètement dans le cadre. Et on nous fait le comprendre, de manière diffuse et involontaire, ou plus directement, jusqu’à l’intégrer. Le plus compliqué, c’est que pour les femmes, la bonne attitude n’existe pas.

C’est à dire ?
Si nous sommes très humbles et nous excusons trop, nous nous énervons ; si au contraire nous faisons preuve d’autorité, nous paraissons secs ou cassants, nous nous voyons stigmatisés et décrits comme un tyran – là où un homme susciterait un mélange de respect, d’admiration et de peur. Un jour, je devais interviewer la réalisatrice Ariane Mnouchkine. On m’avait prévenu qu’elle était « tyrannique » avec ses acteurs. Lorsqu’Isabelle Huppert présidait le jury du Festival de Cannes, on lui reprochait aussi d’être trop autoritaire. Mais encore une fois il n’y a pas de bonne attitude, car le problème vient de l’ambiance qui règne dans nos milieux professionnels.

Vouloir conserver une dimension de soi sans rapport avec le couple et la maternité s’avère très difficile

Qu’en est-il de l’équilibre entre travail et vie personnelle ?
Là encore, si vous travaillez comme un homme, quitte à négliger vos enfants, vous serez considérée comme une mère indigne, alors que cela paraît banal de la part d’un père. A l’inverse, arrivez plus tard car votre enfant est malade et vous énerverez tout le monde, qui vous jugera trop inquiet, trop dévoué. Devenues mères, les femmes semblent réduites au rôle de soignantes, privées du droit d’exister en tant qu’individus. Dans ses livres, Titiou Lecoq démontre clairement que, au sein des couples avec enfants, les femmes disposaient de moins de temps libre que les hommes et en profitaient souvent pour aller chez le coiffeur ou se faire épiler. Vouloir conserver une dimension de soi décorrélée du couple et de la maternité, et libérer du temps de pur loisir, indispensable pour réfléchir, lire, échanger avec les amis, s’avère très difficile. Mais, sans cet espace, nous risquons de nous enchaîner à diverses injonctions sans pouvoir nous en défaire.

Lire aussi“Je ne suis plus “juste” une mère et j’ai parfois l’impression de n’être personne” : ces femmes qui ont quitté le monde du travail à l’arrivée de leurs enfants

Vous démontrez également que cela ne nuit pas seulement aux femmes…
Cela suffirait à le dénoncer, mais non, en fait. Faire croire aux femmes qu’une bonne mère s’attache le plus possible à ses enfants est une erreur. Premièrement, un enfant peut souhaiter qu’on le laisse seul et qu’on lui permette d’apprendre son indépendance. Ensuite, c’est fantastique de voir sa mère vivre plusieurs facettes de son identité et s’éclater. Cela nourrit le lien avec l’enfant, lui donne une idée plus juste, plus diversifiée de ce qu’est une femme. On dit toujours que les femmes sans enfants finissent par être amères ou frustrées. Je crois que nous risquons plutôt de l’être lorsque nous sacrifions, contraints et forcés, tous les autres aspects de nous-mêmes au profit de ce rôle unique de dispensateur de soins.

Qu’est-ce qui faciliterait la vie et le travail des femmes ?
La réponse n’est pas entre leurs mains, c’est une question d’organisation sociale. Il y a bien sûr la répartition des tâches domestiques et éducatives, qui leur incombent toujours, malgré les bonnes volontés des époux. Tout résiste et ne bouge pas beaucoup. Le monde du travail devrait sans doute cesser de stigmatiser les pères qui souhaitent s’absenter pour s’occuper de leur enfant. Un ami qui vit en Norvège a eu six mois pour chacun de ses trois enfants ! Cela nécessite des politiques publiques et une révision de notre rapport au travail. Les femmes manquent de temps personnel car les hommes sont conditionnés à se consacrer entièrement à leur travail, aux heures supplémentaires et au présentéisme.

Lire aussi« Ici, quand on a un enfant, on s’en occupe » : reportage en Suède, où les pères prennent 144 jours de congé de paternité

Avez-vous vous-même réussi à faire taire votre tyran intérieur ?
Repérer le mécanisme et l’identifier permet déjà de l’atténuer. Quand je me reproche quelque chose, j’imagine avoir fait le choix inverse. Et je me rends compte que j’aurais aussi fait une autocritique ici. Cela règle la question ! De plus, la compréhension m’a toujours aidée et calmée. Écrire un livre est une manière de traverser une problématique pour y voir plus clair. Mais cela ne résout pas tout car la société qui m’entoure n’a pas changé et nous restons le produit de notre éducation, de notre conditionnement. Tout cela est un travail de longue haleine.

(1) Résister à la culpabilité – Sur quelques freins à l’existenceby Mona Chollet, editions La Découverte, 272 pages, €20. Available on placedeslibraires.fr.

 
For Latest Updates Follow us on Google News
 

PREV Ouragan Hélène | L’armée en renfort, Harris et Biden s’y rendent
NEXT L’élimination de Hassan Nasrallah, mauvaise nouvelle pour le Polisario