Formée à la danse en Argentine, son pays natal, Ludmila Pagliero a gardé un accent chantant. Cette femme petite et souriante nous accueille sans chichi dans sa loge de l’Opéra de Paris où elle prépare deux pièces prévues pour 2025, Onéguine John Cranko et coll. Appartement par Mats Ek. Un miroir couvert de photos, quelques tutus, des tas de pointes… dans cette alcôve qui respire la danse, une longue conversation s’engage avec le thème dominant : le risque de blessure. Il a joué un rôle important dans sa carrière, tant en bien qu’en mal.
Franceinfo Culture : Vous venez de faire vos adieux anticipés, le 17 avril, au Palais Garnier. Pourquoi avez-vous pris cette décision ?
Ludmila Pagliero : J’y réfléchis depuis un moment, depuis la période du COVID en fait, et je me prépare. J’ai commencé à explorer d’autres possibilités dans la danse, dans la transmission (…). j’aurai 42 ans en octobre [l’âge de la retraite pour les étoiles de l’Opéra de Paris] donc après 6 mois, ça ne change pas grand chose. Il arrive un moment où il faut céder la place aux autres. Et pour pouvoir le transmettre aux autres, il faut savoir accrocher ses chaussons.
Votre blessure en septembre dernier a-t-elle joué un rôle dans cette décision ?
Je pense que d’une certaine manière, cela m’a aidé à me confronter à cette question : qu’est-ce que je veux faire ensuite ? J’aimerais le transmettre. Si j’étais dans une position de leader, comment ferais-je les choses ?
Qu’allez-vous faire exactement ?
Je n’en sais rien ! Je n’ai rien de concret. J’ai envie de clôturer ce chapitre avec l’Opéra pour être disponible et me laisser emporter. Je suis mon instinct. Cela a toujours été comme ça dans ma vie. Je suis accessible aux choses et aux personnes qui croisent mon chemin.
A quel âge as-tu découvert la danse ?
Ludmila Pagliero : J’avais 5 ans lorsque ma grand-mère m’a emmené voir un ballet. Il semble que j’étais fasciné, mais je ne m’en souviens pas. Quand j’avais 7 ans, j’ai pris mon premier cours de classique et je détestais ça. Il n’y avait pas de musique, le professeur frappait le sol avec un bâton pour donner le tempo. J’ai vite arrêté et j’ai fait du modern jazz. Là, je me suis bien amusé ! Je suis revenu au classique plus tard, avec un autre professeur.
Quand est-ce devenu plus grave ?
Le professeur a dit à ma mère que j’avais des aptitudes. J’ai dansé sur de la musique et j’ai bien mémorisé les corrections. Elle lui recommande l’école de théâtre Colón de Buenos Aires, l’équivalent de l’école de l’Opéra de Paris en Argentine. Trois mois plus tard, à 8 ans, j’ai réussi l’examen d’entrée. J’y suis resté jusqu’à mes 15 ans.
Durant ces années de formation, vos professeurs ont-ils évoqué les risques de blessures ?
La question ne s’est pas posée, non. Nous n’avions pas conscience de l’importance du travail de préparation contre les blessures. Nous avons appris l’anatomie, nous avons eu des contrôles physiques. Il y avait des filles avec des problèmes de scoliose que nous essayions de résoudre en améliorant la position nécessaire pour la danse classique. Mais nous n’avions pas conscience des risques. Nous avons travaillé dans des positions qui ne sont pas naturelles pour le corps humain, mais nous n’avons pas du tout appris quelles conséquences cela pouvait avoir. Ni comment réaliser ces mouvements et positions sans forcer. Nous connaissions des gens qui avaient été blessés et qui ont dû arrêter de danser. Mais bon, on a touché du bois pour que ça ne nous arrive pas !
À 15 ans et demi, vous rejoignez le Santiago Ballet au Chili où vous restez trois ans. Avez-vous déjà été blessé ?
J’ai eu des entorses. Ces petites entorses qui peuvent vous arrêter pendant une semaine ou 15 jours. Mais il n’y avait pas autant de spectacles qu’à l’Opéra de Paris, seulement cinq productions par an, donc on avait plus de - pour récupérer et rattraper son retard.
Lorsqu’un danseur professionnel se blesse, même légèrement, a-t-il peur ?
C’est toujours important car cela nous arrête net. On sait qu’un arrêt, même après une simple entorse, aura des conséquences. Pour la cheville et pour le mollet et la cuisse en cas de perte de force musculaire. Il faudra réapprendre à donner des informations au pied pour qu’il se positionne correctement sans se tordre. Il y a un gros travail mental à faire pour retrouver également confiance en soi. Notre carrière est très courte. Lorsque l’on est au sommet de notre niveau physique, on ressent une sensation d’aisance très agréable. Lorsque nous demandons quelque chose à notre corps, il répond. La machine fonctionne parfaitement. Quand on se blesse, il faut recommencer et ça ne se passe pas toujours comme on le souhaite. On a le sentiment de perdre une niche.
À 20 ans, vous quittez l’Amérique pour l’Europe alors qu’un contrat d’un an vous attend à l’American Ballet Theatre de New York. Pour quoi ?
Un ami m’a parlé d’une audition à l’Opéra de Paris. Je suis venu en France spécialement pour le passer et j’en ai profité pour voir un spectacle. J’ai vu la qualité du corps de ballet de l’Opéra. Aux États-Unis, il y avait de grands solistes, mais je n’avais jamais vu une troupe avec ce niveau d’excellence, depuis la dernière, au fond de la scène, jusqu’à celle du devant.
Êtes-vous reparti de zéro à l’Opéra de Paris ?
Par rapport aux grands rôles que je dansais déjà au ballet de Santiago, oui. Je savais que je voulais être danseuse étoile ou danseuse étoile, mais je ne savais pas encore exactement où cela allait se passer !
Peut-on dire que vous devez votre titre de star à une blessure ?
Je ne l’imaginais pas comme ça, mais c’est vrai. Le 22 mars 2012, je devais danser la soirée Mats Ek et Robbins au Palais Garnier. A l’Opéra Bastille, il y avait La Bayadère. Le matin, le maître de ballet Laurent Hilaire est venu me dire : «Nous avons vraiment un problème ce soir. Mathilde Froustey, la danseuse qui devait interpréter le rôle de Gamzatti dans La Bayadère la remplaçante Dorothée Gilbert, blessée, souffrait d’une énorme tendinite au tendon d’Achille. Elle ne pouvait plus sauter ni même poser le pied au sol. Il m’a demandé si je pouvais danser à sa place ce soir-là en me disant : «Nous pensons que vous êtes capables de relever ce défi. Avant d’accepter, j’ai demandé une répétition. J’avais dansé ce rôle deux ans auparavant, mais tout m’est revenu en mémoire. Musicalement, tout allait bien et techniquement, tout s’est bien passé. Il y avait juste un petit stress supplémentaire : cette émission était diffusée en direct au cinéma !
À la fin de la représentation, la directrice de danse Brigitte Lefèvre a salué votre courage artistique avant d’annoncer que vous avez été nommé danseur étoile.
Oui… le malheur des uns fait le bonheur des autres !
Êtes-vous déjà tombé comme Marion Barbeau dans le film Dans le corps par Cédric Klapisch ?
Il m’est arrivé de tomber sur scène. On est choqué, on a un peu honte et on rit tellement parfois… parce qu’on ne peut plus rien faire, on a les fesses par terre et tout le monde l’a vu… On essaye juste de continuer.
La blessure a-t-elle refait surface dans votre carrière lyrique ?
Oui, cela apparaît souvent. J’ai eu de petites entorses qui n’ont été que partiellement soignées avec un patch et un peu de glace. J’ai dansé avec une cheville très enflée. J’ai eu des problèmes avec mes muscles ischio-jambiers, qui se sont déchirés à plusieurs reprises, m’empêchant de lever la jambe. Quand je suis arrivé à l’opéra, nous n’avions qu’un ostéopathe et un kiné pour 154 danseurs et une liste de médecins à consulter à l’extérieur. Nous étions moins accompagnés.
Qui a fait bouger les choses ?
Benjamin Millepied. Lorsqu’il était directeur de danse, il a créé le centre de santé que nous avons aujourd’hui avec un médecin traitant, des kinés, des ostéopathes, des masseurs, des préparateurs physiques. On peut les voir pendant nos pauses pour éviter d’aller jusqu’à se blesser. Pour débloquer en cas d’inconfort, pour masser… Le service est sur place donc en cas de problème grave, il nous voit directement. Les examens sont réalisés rapidement pour mettre en place un protocole de réparation selon l’agenda du danseur à l’opéra. On peut par exemple retarder sa diffusion dans certaines émissions pour lui laisser plus de - pour cicatriser. Je pense que dans le passé, les danseurs ne disaient rien et continuaient à souffrir, malgré les risques.
Qu’est-ce qui a changé dans la gestion des blessures à l’Opéra de Paris ?
Il y a un suivi. Avant, en cas d’entorse, on avait parfois 15 jours d’arrêt complet. Aujourd’hui, on revient plus vite. Au bout de quelques jours, jusqu’à ce que l’inflammation disparaisse, on fait des exercices, par exemple avec un élastique, pour mobiliser la cheville et pour qu’elle se draine. On travaille les abdominaux, le haut du corps, les cuisses de manière différente, sans utiliser le pied. Cela permet au reste du corps de rester en forme et d’être suffisamment fort pour nous permettre ensuite de soulager le pied au maximum, en évitant de compenser par des actions qui pourraient entraîner d’autres blessures.
À quand remonte votre dernière blessure ?
À la mi-septembre, je me suis déchiré le fascia lata, un tendon qui traverse la hanche et s’attache au genou. C’est une membrane qui soutient le bassin. Sur une chorégraphie de Forsythe, j’ai eu beaucoup de déhanchements. Sur un mouvement extrême lors d’une répétition, j’ai eu l’impression qu’un couteau me transperçait et j’ai tout de suite su que c’était fini. Lors de la création, on expérimente beaucoup donc on prend plus de risques. J’ai eu 15 jours de guérison avec seulement des séances de kinésithérapie et quelques mouvements. Ensuite, j’ai eu un renforcement musculaire de toute la zone (adducteurs, fessiers). Au fur et à mesure de la guérison, le tendon s’était rétracté et j’avais donc du mal à lever les jambes. J’ai dû l’étirer petit à petit, il était réenflammé, donc j’ai dû le rééduquer, disons doucement.
Quels seront vos derniers spectacles à l’Opéra de Paris ?
En février, je redécouvrirai un grand ballet classique que je connais bien, Onéguine par John Cranko. Je vais avoir beaucoup d’émotion car mon partenaire, Mathieu Ganio, me dit également au revoir. Fin mars, je danserai Appartementune pièce contemporaine du chorégraphe suédois Mats Ek que j’adore et je ferai ma révérence le 17 avril.
Savez-vous déjà où vous irez ?
Non, ça pourrait être partout. Je suis ouvert à tout.
Onéguine de John Cranko du 8 février au 4 mars 2025
Tarifs de 12 à 170 euros / 2 heures 20 minutes avec 2 entractes
Sharon Eyal / Mats Ek au Palais Garnier du 27 mars au 18 avril 2025
Tarifs de 25 à 140 euros / 1h50 avec entracte