Des années 1950 aux années 1980, partout au Québec, plusieurs entreprises kitsch, animées par de fabuleuses représentations de pays étrangers, ont poussé comme des champignons. Restaurant, bars lounge et clubs se veulent à la fois dépaysants et immersifs. Ornés d’un exotisme bon marché, ils invitaient la majorité de la société à s’immerger dans les représentations du monde auxquelles le cinéma, avide de clichés, avait donné vie. La chaîne Historia en parle dans Kitsch QCune série documentaire disponible en huit parties.
Bienvenue dans les restaurants français à thème ou les restaurants chinois avec lanternes en carton et dragons, en passant par les faux souks d’une Afrique du Nord compositionnelle où les danseuses du ventre font un spectacle tandis que les gens mangent à leur table. Bienvenue dans le merveilleux royaume des similifaux et assimilables devenus assez courants.
Jean-Paul Grappe a dirigé quatre restaurants français à Montréal. À la veille de l’Exposition universelle de 1967, il vient en Amérique pour ouvrir un restaurant français de luxe appelé Le Concorde. Faïences de Limoges, couverts en argent, serveurs en livrée… toutes les astuces pour impressionner étaient de mise. Dans une entrevue dans la série, il a déclaré : « J’étais fasciné par les Québécois qui attendaient trois heures pour manger dans un restaurant, alors qu’en Europe, au bout de cinq minutes, ils s’en vont ! »
Les décorations étaient d’une grande importance pour les Québécois, se souvient Jean-Paul Grappe. « Lorsqu’ils entraient dans un restaurant, pour eux, c’était la découverte d’un pays. Là, ils voyageaient ! » Après seulement un instant, ils regardèrent le menu. C’est ainsi qu’est née la cuisine internationale à Montréal. Jusque-là, observe encore M. Grappe, il n’y avait de place que pour la culture culinaire américaine du « steakhouse ».
Très prisés, les univers thématiques seront même transportés dans les centres commerciaux. À la Place Laurier, à Québec, le public pourrait par exemple se retrouver au milieu d’une série de restaurants installés derrière de fausses façades normandes.
Il est normal de forcer un peu le trait si l’on veut être compris et accepté pour ce que l’on est censé représenter, estime l’historien Raphaël Weyland. Un Québécois ayant ouvert un restaurant de poutine à l’étranger ne serait-il pas tenté d’en dire un peu plus que d’habitude, tout en arborant une veste à carreaux, afin de transmettre clairement ce qu’il entend incarner dans son entreprise ? Les restaurateurs qui proposent des décors asiatiques, moyen-orientaux ou autres entendent, par le même procédé, suggérer le dépaysement, quitte à exagérer un peu.
Pendant longtemps, ces établissements kitsch ont servi de médiateurs culturels, dans une relation dramatisée entre le Québec et le monde. « Aujourd’hui, il est très important de tracer, regarder et [de] reconnaître l’importance de ces lieux », explique Caroline Dubuc. En 2021, avec Roxanne Arsenault, elle publie un livre intitulé Kitsch QC. Leur œuvre, lauréate d’un prix du patrimoine de la Ville de Montréal, constitue la base de la série télévisée du même nom.
Cuisine et danse « orientales »
Il s’agit de France Hébert, connue un - sous le nom de « Souraya ». Dans un restaurant marocain au Québec, elle incarnait une « danseuse orientale ». Cependant, pendant très longtemps, elle n’a eu qu’une connaissance sommaire du Moyen-Orient. Qu’importe : une grande partie de l’imaginaire populaire y est depuis longtemps attachée. On dit, au fond, qu’il s’agit du « Sud », c’est-à-dire sans rien distinguer, dans une sorte de grand fourre-tout.
Bienvenue à El Maroc, « restaurant, café, divertissement « . Scène majeure des années 1940 et 1950 à Montréal, ce cabaret accueille des stars qui défilent dans un décor d’inspiration orientale. Alys Robi y chante. On y voit plusieurs stars américaines de passage, dans un univers pseudo-maghrébin. La danseuse égyptienne Fawzia Amir s’y est produite avant d’ouvrir elle-même le Club Sahara, avec l’aide de la pègre.
Fawzia Amir se présente, pour se faire connaître, comme l’une des favorites du « Roi Farouk ». Elle sera pourchassée par la Ville de Montréal, au nom d’une moralité de façade. Pour s’expliquer, elle danse devant un juge, qui l’absout de tout blâme. Ce sont les débuts, au Québec, de ces restaurants qui proposent des « danseuses du ventre ».
Comme l’explique la fille de Fawzia Amir dans une interview dans le documentaire, le design et l’apparence du club de sa mère correspondaient davantage à ce que les Nord-Américains projetaient sur ce monde nord-africain. Autrement dit, ces pays en format réduit où l’on s’invite pour la soirée, au coin de la rue, ne sont que des espaces de représentation modelés à partir des images projetées par le cinéma à grande échelle, dans une démesure kitsch qui est la norme dans Kitsch QC.
La plupart des lieux présentés dans la série documentaire ont disparu depuis longtemps. Grâce aux documents d’archives, ils parlent encore. Ils disent quelque chose de la vision du monde d’une société qui ne demandait rien de mieux que d’ouvrir grandes ses fenêtres pour prendre l’air.
Bochra Manaï, docteur en études urbaines, l’explique bien : cette façon dont les restaurateurs représentent le monde pour se vendre dit quelque chose, par effet miroir, sur la société qu’ils servent. Lors d’une sortie au restaurant, on vit un mythe, “mais il dit quand même quelque chose des représentations sociales et sociétales que l’on a les uns des autres”.
Pour les présenter, Kitsch QC se concentre sur l’exploration des relations culturelles avec différentes communautés, à travers ces institutions qui font parfois sourire. Nous sommes ici dans un pseudo-univers grec, italien, maghrébin et chinois, alors que tous ces lieux parlent, fondamentalement, de l’évolution de la société québécoise.
D’où vient cette passion pour ce qu’on appelle le kitsch, avec son côté exubérant, sans filtre, fou à force de s’affranchir de ce qui tient le plus souvent lieu de norme ? Kitsch; la regrettée auteure Eva Le Grand a mis en avant les séductions. Les artisans de cette série aussi. À leur manière.
«Souvent, les gens vont mettre une étiquette péjorative au mot «kitsch», comme s’il s’agissait strictement d’une question de goût, de mauvais goût», explique Caroline Dubuc. Autrement dit, ils pensent au kitsch selon son côté ringard ou ringard, comme on dit au Québec. » « Pour nous, c’est le contraire, affirme Roxanne Arsenault : nous avons vraiment une admiration pour ces lieux. Il y a un énorme respect que nous avons pour ces visions singulières que l’on peut aujourd’hui définir comme kitsch. »