Vendredi 29 novembre, devant un parterre de journalistes et d’influenceurs réunis lors d’une conférence de presse organisée à Hong Kong, Justin Sun, un entrepreneur sino-américain, a créé l’événement en croquant dans une banane. Mais pas n’importe quelle banane. Une banane qu’il avait achetée neuf jours plus tôt, chez Sotheby’s à New York, pour 6,2 millions de dollars.
Cette œuvre d’art aussi absurde que provocante et fascinante ne cesse de questionner les dérives de l’art contemporain depuis son apparition en 2019 sur le stand de la galerie Emmanuel Perrotin à la foire Art Basel Miami Beach. Une œuvre conçue par l’artiste italien Maurizio Cattelan, intitulée Comiqueconstitué d’une banane fixée au mur avec une bande de rouleau adhésif argenté.
A l’époque l’œuvre, qui faisait sourire par son absurdité évidente, mais tout aussi surprenante par les questions profondes qu’elle soulevait sur notre société, fit scandale lorsqu’elle fut vendue par son galeriste en trois exemplaires : 120 000 dollars pour les deux premiers et 140 000 dollars pour la troisième, devenant ainsi la banane la plus chère du monde. En réponse à ce qui était considéré comme une pure tromperie, l’artiste géorgien David Datuna mange la banane de Maurizio Cattelan dans une performance intitulée «Artiste affamé« . Geste répété par un étudiant sud-coréen lors d’une exposition de fruits à Séoul, 2023.
Justin Sun, son nouveau propriétaire, compte donc suivre la même veine artistique à la différence que le morceau lui coûte littéralement 6,2 millions de dollars. Mais cela n’a pas d’importance lorsque vous goûtez à ses œuvres qu’il décrit lui-même comme «iconique“, une banane qui s’est avérée être “bien meilleure que les autres bananes“, a-t-il précisé, Justin Sun a réalisé une performance qui, il l’espère, fera désormais partie de l’histoire de cette œuvre d’art.
Pour autant, en mangeant son œuvre, Justin Sun ne l’éradique pas. L’histoire aurait été différente s’il avait déchiré son certificat d’authenticité devant le public. En effet, en achetant cette œuvre d’art, il s’est vu remettre, au même titre que les acheteurs des deux autres exemplaires de l’œuvre d’art, un certificat et un protocole indiquant la marche à suivre pour remplacer le fruit une fois pourri. Parmi les indications, il est à noter que le fruit doit être suspendu à exactement 175 centimètres du sol, sous un angle de 37 degrés et remplacé tous les sept à dix jours.
Cette œuvre d’art n’a cessé depuis sa création de faire frémir et d’inquiéter en confrontant notre société actuelle à l’absurdité de ce qui l’anime et en questionnant sa valeur. D’ailleurs, Maurizio Cattelan a déclaré à ce propos : «pour moi, le comédien n’était pas une blague, mais une réflexion sincère sur ce que nous valorisons».
Offrant aux participants un rouleau de scotch et une banane à la fin de sa conférence de presse, Justin Sun fait preuve d’une ironie stridente, renforçant encore le caractère provocateur de l’œuvre dont le prix s’est envolé ces dernières années en l’espace de six minutes chez Sotheby’s. Estimé par la maison de ventes entre 1 et 1,5 millions de dollars, soit dix fois son prix initial, le fruit était en effet coté à 800 000 dollars et a été contesté par sept enchérisseurs.
Symbole d’une déconnexion indécente de la réalité ? Certainement. LE New York Times n’a pas manqué d’intervenir dans cette violation en enquêtant sur l’origine de la banane vendue pour plus de 6 millions de dollars. Ainsi, apprend-on dans un article publié le 27 novembre, les fruits mis aux enchères le même jour par Sotheby’s avaient été achetés quelques heures plus tôt, au prix de 25 centimes, soit 24 centimes d’euro, sur un marché de Shah Alamun, avec un prix de 74 Vendeur de vingt ans originaire du Bangladesh. Lorsque, quelques heures plus tard, il a révélé à l’homme le prix auquel sa banane avait été vendue, il a pleuré, rapporte le New York Times. Cruauté, dites-vous ?
En réponse à cet article qui transformera probablement sa petite performance en mauvaise nouvelle, Justin Sun a décidé de recréer un autre fait divers pour mettre en avant sa générosité et sa sensibilité. Et pour ce faire, l’entrepreneur s’est engagé à acheter 100 000 bananes à Shah Alamun.pour le remercier« . Il est cependant important de ne pas se tromper. Ce geste apparemment « humain » ne peut rivaliser avec le fait que la performance orchestrée par l’entrepreneur fondateur de la plateforme de cryptomonnaie Tron, a en réalité été l’occasion pour lui d’annoncer un investissement de 30 millions de dollars (28,4 millions d’euros) dans World Liberty Financial, une plateforme d’investissement et de prêt de crypto-monnaie, soutenue par Donald Trump. Un joli coup de pub, c’est indéniable.
Si l’on essaie de comparer cette œuvre au célèbre urinoir à l’envers de Marchel Duchamp, à l’esprit d’Andy Warhol, ou encore au Merde d’artiste de Piero Manzoni (boîtes numérotées et signées contenant les excréments de l’artiste italien), précisant que la valeur de l’œuvre n’est pas liée à sa matérialité, mais à l’idée et au geste, elle ne demeure que si l’œuvre de Cattelan fait partie d’un ensemble très tangible réalité, celle de millions de personnes qui souffrent de la faim.
Comme un fruit empoisonné qui passe de main en main, la banane achetée à des prix de plus en plus élevés démontre le manque de considération que nous portons à la préciosité de la nature, aux choses essentielles et aux souffrances humaines. En acquérant de la valeur, toujours un peu plus, le monde qui nous entoure se dévalorise toujours un peu plus.