« Je les quitte avant l’été, ils sont en pleine forme. Je reviens en septembre, ils sont gravement malades. Et ils meurent en un rien de -. Je les ai perdus tous les deux comme ça. » L’émotion est palpable chez ce technicien de l’Institut des sciences chimiques (ISC) de Rennes, en mémoire de ses deux collègues. L’un est décédé le 7 octobre 2024 d’un cancer du poumon à l’âge de 53 ans. L’autre, un chercheur de 60 ans, est décédé en 2023 d’un cancer du pancréas. Ils ne sont pas les premiers à avoir contracté des maladies graves dans cet établissement du campus de l’université de Rennes, à Beaulieu. «C’est devenu une psychose. On se dit qu’on pourrait être le prochain. » [Une enquête exclusive du Mensuel de Rennes]
Au total, dix cas de cancer ont été diagnostiqués parmi le personnel au cours de la dernière décennie, selon un recensement relevé par Le Mensuel. Six ont été découverts depuis 2022, dont quatre parmi des scientifiques situés dans des bureaux voisins. « Les circonstances ne sont pas habituelles », prévient un chercheur atteint d’une tumeur. Sur dix d’entre nous, trois ont moins de 30 ans. Nous parlons de personnes qui ne fument pas et ne boivent pas. Nous ne pouvons pas être blâmés pour notre mode de vie. » Comme beaucoup, elle s’interroge sur les liens entre ces maladies et les défauts du système de ventilation des laboratoires, signalés à plusieurs reprises. Des liens qui, à ce jour, n’ont pu être établis faute d’études scientifiques. Mais la suspicion est grande. Et la colère aussi.
En cause : les « réinjections »
Depuis quinze ans, le personnel signale des odeurs gênantes, parfois nauséabondes, dans les trois bâtiments (A, B et C) de l’ISC. Le problème a été identifié en 2013 par l’Université, selon un rapport que nous avons pu consulter. En cause : les « réinjections ». Un mot fantaisiste pour désigner un phénomène relativement simple. Dans un laboratoire, les fumées dégagées lors des réactions chimiques sont aspirées à travers une sorte de hotte, pour être évacuées vers la toiture. Afin de compenser le vide créé dans le laboratoire, le système amène de l’air pur, aspiré de l’extérieur. Mais à l’ISC, une erreur de conception entraîne des conséquences en cascade. La ventilation provoque des courants d’air qui transportent les gaz toxiques – et leurs odeurs – d’un bâtiment à l’autre. Autre problème : sur les toitures, les tuyaux d’échappement sont situés trop près des entrées d’air. Résultat : les produits chimiques retirés d’un laboratoire sont parfois réinjectés dans le bâtiment.
Conscience
« Nous soupçonnions d’où venait le problème, car il y avait régulièrement une odeur très forte. Mais, à l’époque, on ne se disait pas que c’était dangereux pour notre santé », se souvient Karine Costuas. Membre du Conseil d’Unité, où siègent les représentants du personnel, ce scientifique fait partie de ceux qui tentent de faire bouger les lignes. C’est elle qui a procédé au recensement des cancers et autres maladies graves pour démontrer la nécessité d’une enquête. Elle se souvient des nausées que lui provoquaient certaines odeurs. Ou encore cette manche à air, installée en 2014 par l’Université pour son bureau et celui de ses voisins. S’il indiquait des vents de sud, très propices aux « réinjections » dans cette aile du bâtiment, la consigne était de quitter les lieux pour se protéger.
Parallèlement, une sensibilisation du personnel au risque sanitaire a eu lieu. Une maladie du foie est diagnostiquée chez un stagiaire postdoctoral qui travaille à ses côtés. Fait inquiétant : lorsque le jeune homme quitte le laboratoire pour quelques mois, ses analyses de sang s’améliorent. Ils se détériorent à son retour au laboratoire.
Les travaux sont attendus depuis des années
Alertée, l’Université a pris la décision de fermer cette aile du bâtiment B. Le bâtiment, ainsi que le bâtiment C situé juste à côté, ont fait l’objet de travaux de mise en conformité entre 2016 et 2018. Problème résolu ? Pas tout à fait, assurent les personnes interrogées. Six ans après la fin du projet, en 2024, le personnel a découvert des conduits déchiquetés et des tuyaux disloqués sur les nouvelles installations de toiture. Les salariés se demandent : y a-t-il eu un manque d’entretien ? Et si oui, pour combien de - ? Au Mensuel, la direction dément. Et affirme que les protocoles ont été respectés « selon les rythmes fixés par la réglementation en vigueur et les recommandations des constructeurs ». Elle reconnaît cependant une « fragilité » identifiée au niveau de la toiture en 2024. Le problème a été réglé au cours de l’été, poursuit la direction. Les contrôles, auparavant annuels, sont désormais effectués tous les trimestres.
Travaux interrompus
Le bâtiment A attend en revanche beaucoup plus longtemps ses travaux de mise en conformité. Elles n’ont commencé qu’au début de l’année 2024, soit huit ans plus tard… avant d’être interrompues en avril. Raison : manque de financement. Et ce, alors que « des millions sont injectés dans la rénovation énergétique du campus de Beaulieu », s’exaspère un chimiste, sous couvert d’anonymat. De son côté, l’Université explique que les fonds alloués à cette rénovation du campus ne peuvent, légalement, être utilisés à autre chose. Pour mener à bien le projet, elle a déjà réussi à trouver la moitié du budget nécessaire et espère obtenir une subvention spécifique du ministère de l’Enseignement supérieur.
Aurélie Macé, chimiste et responsable de la prévention des risques en laboratoire, abonde dans le même sens : « Ce travail était attendu depuis des années et on a vraiment perdu patience. » En septembre, les assistants de prévention décident de réaliser eux-mêmes des tests afin de prouver, à l’aide de fumigènes, que des vapeurs chimiques sont bien réinjectées dans les laboratoires. « Comme c’était très visuel, l’Université s’est rendu compte de l’urgence de la situation », assure Aurélie Macé. Par la suite, les manipulations chimiques sont arrêtées jusqu’à nouvel ordre.
Nous vivons dans la peur de savoir ce que notre prochain examen nous apprendra
Mais la colère est là. Alimentée, par ailleurs, par la disparition du « registre spécial », où avaient été consignés tous les signalements d’odeurs des premières années. Certains membres du personnel accusent également la santé au travail. Les pharmaciens manipulant des produits dangereux doivent faire l’objet d’une surveillance renforcée. La loi prévoit une visite tous les quatre ans avec un médecin et tous les deux ans avec une infirmière. Certains témoignent cependant avoir passé jusqu’à dix ans sans voir personne. La faute à un « listing qui n’était pas à jour », détaille Yann Lepage, secrétaire adjoint du comité d’hygiène et de sécurité et syndicaliste de la CGT. L’Université nous informe par communiqué que la médecine du travail s’engage à voir l’ensemble du personnel d’ici mi-2025.
A ce jour, selon nos informations, au moins cinq chimistes de l’Institut tentent de faire reconnaître leur pathologie en maladie professionnelle. « Sans cela, on ne sait pas comment on va être pris en charge », souligne ce chercheur atteint d’une tumeur. Elle dispose de dix ans de suivi médical. En attendant cette reconnaissance, « nous vivons dans la peur de savoir ce que nous apprendra notre prochain examen », confie-t-elle. Il faut gérer nos traitements, nos hospitalisations, tout en continuant à travailler.» Comme beaucoup, elle attend l’étude épidémiologique de l’Agence régionale de santé, déposée par l’Université mi-novembre 2024. La seule qui pourra établir, ou non, le lien entre sa maladie et les vapeurs toxiques, dénoncées pour sur une décennie.