Avec les débats de ces dernières années sur la retraite, des questions se sont également posées dans les cabinets de psychiatres. Ce patient, ayant largement atteint l’âge et les conditions requises pour prétendre à la retraite, s’interrogeait alors sur les raisons pour lesquelles il ne parvenait pas à faire valoir ses droits. « Que vous apporte le travail ? » Je lui ai demandé.
Très vite et sans trop réfléchir, il a énuméré : les relations avec les autres ; autonomie financière; une satisfaction narcissique de faire du bon travail ; reconnaissance; le sentiment d’être utile; continuer à apprendre; transmettre ; relever des défis… Puis il sourit en réalisant qu’avec de telles attentes, il n’était pas près d’arrêter de travailler.
Une opération façonnée par l’agriculture
Contrairement à ce qu’on imagine, la réponse fondamentale du salaire et des conditions de vie n’est jamais la première qui revient dans les sondages. Très régulièrement, seuls 40 % des salariés déclarent travailler pour gagner leur vie. Si tout n’était qu’une question de représailles, que dire de ces des boulots à la con, des travaux inutiles et stériles, qui mènent tout droit à le forage, ce syndrome d’épuisement et de dépression causé par la perte de sens ? Et pourquoi ne voyons-nous pas le développement de l’intelligence artificielle et des robots prêts à nous remplacer comme une opportunité ? Peut-être parce qu’il ne nous est pas encore accessible d’imaginer un monde et une vie sans travail.
Or, dans nos mythologies créatives, le travail est une malédiction liée à notre condition humaine. Selon la Bible, Dieu a condamné l’homme à gagner son pain à la sueur de son front pour avoir transgressé l’interdit du jardin d’Eden. Durant les siècles judéo-chrétiens, il n’y a pas eu de remise en cause du côté laborieux et pénible du travail, cette souffrance étant fondée sur la réparation du péché originel.
Sur le plan historique, elle est intervenue dans notre quotidien avec l’agriculture, neuf mille ans avant JC. Si, auparavant, il était possible de chasser quand on avait faim, l’agriculture impliquait la nécessité d’un travail quotidien. Aujourd’hui encore, cent dix siècles plus tard, notre rapport au temps, à l’oisiveté, notre soumission aux aléas de la nature, notre attachement à l’effort et à la récompense, à la propriété et à la richesse, au statut social et à la croissance, tout ce qui façonne notre rapport à le travail vient de l’agriculture, de ses exigences, de ses incertitudes, de son ingratitude.
Pour nos ancêtres de l’Antiquité grecque, le travail était à proscrire, car il les empêchait de se consacrer à la philosophie et au questionnement des questions éthiques. Il est vrai que ce sont les écrits d’Aristote et de Platon qui nous sont parvenus, et non ceux des cohortes d’esclaves, artisans ou commerçants, dont le travail permettait aux premiers de ne pas travailler. Au siècle des Lumières, des philosophes (comme Diderot) ont commencé à assimiler travail et réalisation de soi. Ensuite, la pensée protestante, triomphante aux États-Unis, patrie du capitalisme, associe travail et richesse à une bénédiction du Ciel : si Dieu nous a condamnés au travail, il nous récompensera en espèces sonnantes et trébuchantes. « La véritable fin du travail, ce n’est plus l’homme mais l’argent », résume le philosophe Alain de Botton, dans Splendeurs et misères au travail (voir ci-dessous). Avec un capitalisme qui achète notre force de travail, l’impératif économique, alimenté par le profit, l’emporte sur l’impératif humain, alimenté par le besoin de sécurité, d’épanouissement, de respect et de reconnaissance.
Une existence à justifier en société
C’est ici que se rencontrent deux hommes dont on serait tenté d’opposer les pensées : Karl Marx et Sigmund Freud. Pour eux, l’homme est avant tout un travailleur. Pour l’auteur de Capital c’est en travaillant, en développant ses forces physiques et intellectuelles, que l’homme s’extrait de l’animalité et acquiert son humanité. « Le royaume de la liberté commence là où l’on cesse de travailler par nécessité », écrit le penseur communiste. L’aliénation se produit lorsque, dépendant de son salaire, un homme se perd en se vendant à un patron et à des forces de production extérieures à lui, qui l’empêchent de nourrir sa passion, sa raison et sa créativité. Dans Mécontentement dans la civilisation (Payot, « Petite Bibliothèque », 2010), le fondateur de la psychanalyse écrit : « Aucune autre technique pour mener sa vie ne lie aussi solidement l’individu au réel que l’accent mis sur le travail, qui insère sûrement au moins dans un morceau de réalité, la communauté humaine1. » Pour Freud, le travail représente « la possibilité de déplacer une forte proportion de composantes libidinales, narcissiques, agressives, voire érotiques, sur le travail professionnel et sur les relations humaines qui y sont attachées ». Elle permet ainsi à chacun « d’affirmer et de justifier son existence dans la société ». Nous travaillons pour rejoindre la communauté des hommes et transcender notre nature. C’est dans cette vision que l’on peut parler de sublimation par le travail.
Pour Christophe Dejours, psychanalyste spécialiste de la souffrance au travail, « la compensation qui mobilise la majorité des travailleurs n’est pas une compensation matérielle ». Bien entendu, cela n’est pas sans importance, mais ce n’est pas un moteur. La rétribution attendue est avant tout une rétribution symbolique : sa forme principale est la reconnaissance, écrit-il dans Le meilleur en nous (Payot, 2021). « Reconnaissance dans le sens de gratitude pour le service rendu ; reconnaissance au sens de jugement sur la qualité du travail accompli. Reconnu par ses pairs, un travailleur accède à l’appartenance : appartenance à une équipe, à un collectif, à une communauté professionnelle. L’appartenance est ce que le travail nous permet de conjurer la solitude. Le travail est donc ce qui nous intègre à la communauté humaine et nous permet d’agir au service des autres. C’est ce que nous ont humblement prouvé tous les « travailleurs de première ligne » qui, pendant la crise du Covid, nous ont offert la possibilité de vivre – voire de survivre, dans le cas des soignants. Nous y gagnons notre valeur, celle qui est récompensée par le salaire bien sûr, mais surtout l’approbation, la reconnaissance et la gratitude. Nous légitimons notre utilité dans la grande chaîne des hommes et de la nature. Au-delà de l’insatisfaction, de la pénibilité et parfois de la souffrance, au-delà de nos démissions, de nos licenciements, de nos moments de crise, voilà ce qui nous anime : la recherche par le travail de notre place dans la société. Entreprise. Mais alors, pour revenir aux débats sur la réforme des retraites, si le travail a ce rôle, qu’en est-il au moment où il s’arrête ? Quant au patient qui avait énuméré tous les gains qu’il trouvait à continuer d’exercer son métier, il ne lui reste plus qu’une question à se poser : dans quels espaces, dans quelles activités bénéficier de tous ces bienfaits ? Afin de quitter le monde du travail sans être exclu du monde des hommes.
Idées clés
- La valeur du travail ne consiste pas seulement à « gagner sa vie ».
- Nous ne pouvons pas imaginer une vie sans travail.
- Le travail nous permet de former une communauté humaine.
Une triple erreur
Pendant longtemps, les linguistes ont comparé le mot « travail » à tripalium, instrument de torture à trois pattes. Dans le travail Idées fausses sur le travailcollectif sous la direction. de Marie-Anne Dujarier (Le Cavalier bleu, 2023), le linguiste Franck Lebas privilégie l’hypothèse latine faisceau (« poutre ») qui donnait « gêner », suivi d’une variante du radical Val, que l’on retrouve dans « descendre », apportant l’idée d’un mouvement. C’est sans doute sur cette base que les Anglais ont emprunté le français « travail » pour créer voyage (« voyager »). Le travail serait donc l’idée d’un mouvement ou d’un changement d’état (val) rencontrer un obstacle à surmonter (poutres) que l’activité humaine entreprend de vaincre.
A lire
- « Sublimation : entre clinique de travail et psychanalyse », article by Christophe Dejours (Revue française de psychosomatique février 2014, et sur cairn.info).
- Les splendeurs et les misères du travail by Alain de Botton (Mercure de France, 2010).
Avoir
- Le bonheur au travail, documentaire de Martin Meissonnier (Productions Campagne, Lux Fugit Film, Arte France, TBF, 2014).