Lauréat de deux prix au Festival international du film et du livre d’aventure de La Rochelle fin novembre, « A perte de vue », de Carla et Pierre Petit, propose un voyage à cheval qui ouvre une porte sur le monde intérieur de la jeune femelle.
Ce dimanche 27 novembre, les jurys de la 21e édition du FIFAV, le Festival International du Film et du Livre d’Aventure de La Rochelle ont décerné le Coup de Cœur et le prix de l’Aventurier à Carla et Pierre Petit. Lorsque le public s’est levé pour les applaudir à la fin de la projection de leur film, À perte de vuec’était la surprise et la reconnaissance qu’ils ressentaient en premier. Avec deux récompenses en poche, l’envie de recommencer ne s’est pas fait attendre : « En tout cas, je ne suis pas prêt de couper complètement le cordon. J’ai vraiment envie de continuer à faire des films avec ma fille”, a déclaré Pierre Petit.
C’est une jeune femme qui décide de faire de l’équitation dans les steppes kirghizes. Lui, cinéaste émérite à l’origine de nombreux documentaires : c’est notamment lui qui a filmé Dans le sillage d’Ulysse avec Sylvain Tesson réalisé par Christophe Raylat en 2019. Carla et Pierre Petit, c’est aussi un père et sa fille qui comprennent que le temps passe. A 22 ans, la jeune étudiante en agronomie à Dignes va bientôt déserter le nid qu’elle a si souvent quitté pour le travail. Ils décident donc de partir ensemble, comme un voyage de transition vers l’âge adulte. Elle a dans l’idée de lui faire découvrir sa passion pour les chevaux, lui faire partager une « dernière fois » un moment privilégié avec sa fille. “Au début, nous étions censés partir juste pour vivre une aventure ensemble, mais papa ne peut pas partir sans appareil photo”, raconte Carla à un public amusé.
Le film montre également très peu de choses sur la performance physique accomplie par Carla. Pourtant, la jeune femme part quinze jours sur la route, soit plus de six heures d’équitation par jour. Qu’est-ce que l’aventure ? A cette question, Carla et Pierre n’offrent pas la réponse attendue. Le fil conducteur de leur documentaire est avant tout un voyage vers le monde intérieur de la jeune femme, sa poésie et sa vision. Car c’est bien une question de vision dans A perte de vue, Carla est née avec une déficience visuelle. Elle voit très peu, ce qui lui impose de s’adapter en permanence à une société qui fait tout pour lui compliquer la vie : « L’aventure est quasi permanente dans mon quotidien. Je suis fier d’avoir réussi à prendre la vie comme un jeu, mais nous devrions pouvoir traverser la ville sans dépenser toute notre énergie de la journée.
Madame Figaro.- Comment avez-vous vécu l’ovation du public lors du Festival international du film et du livre d’aventure ?
Carla Petit.- J’ai été honoré et je me souviens particulièrement de « l’écoute » dont ont fait preuve le public, le jury et toutes les personnes avec qui nous avons discuté du film. L’accueil à La Rochelle est incroyable. Je veux rester dans le présent et en profiter autant que possible. Quand on revient d’un voyage comme celui-là, on n’est plus tout à fait la même personne.
Pierre Petit.- Nous présentons pour la deuxième fois en festival un film très intimiste, qui représente pour nous une véritable « mise à nu ». La déficience visuelle de Carla est un sujet sensible. Quelles sont nos limites ? C’est la question qui nous a accompagné tout au long de la production. Comment allions-nous parler de la spécificité de Carla et essayer de l’oublier au plus vite ? C’est pourquoi j’ai trouvé important de cosigner ce film avec ma fille. Je ne voulais pas donner de détails et d’explications, comme on peut le faire à la télévision. Ce film introspectif n’est pas forcément facile à aborder et il est autoproduit, donc recevoir des récompenses est très important pour nous. Nous avons lancé une version audiodescription, ce qui est une démarche presque militante. C’est notre financement personnel, à hauteur du budget du film, qui a permis aux premiers spectateurs malvoyants d’en bénéficier. Et toutes les projections peuvent désormais en bénéficier gratuitement, grâce à l’application Greta.
Lorsque vous avez un guide et que vous ne pouvez pas voir ce qui se passe devant vous, la confiance n’est pas une option.
Carla Petit
L’esthétique de ce film ne correspond pas à celle des documentaires d’aventure. Quelle était votre ambition initiale ?
PP- La seule voix off que nous entendons est la voix intérieure de Carla. Il n’y a aucune notion de temps, de lieux, il n’y a pas de cartes. J’ai fait un voyage au Kirghizistan il y a une dizaine d’années, ce qui nous a inspiré pour cette nouvelle aventure. Mais même si la perte de repères est réelle, le voyage est essentiellement interne. On ne peut pas dire que c’est un prétexte, mais c’est un support. L’artiste Piers Faccini nous a également fait le cadeau d’accompagner notre voyage avec une musique originale.
Qu’elle soit sportive ou émotionnelle, l’appréhension est toujours présente dans les films d’aventure. Carla, as-tu ressenti de l’anxiété pendant ce voyage ?
CP- Lorsque vous avez un guide et que vous ne pouvez pas voir ce qui se passe devant vous, la confiance n’est pas une option. J’ai toujours le vertige et nous avons failli tomber dans un trou avec une rivière qui coule au fond. Cela demande également une grande confiance en son cheval.
PP- Sans forcément mettre des mots, Carla fait comprendre aux personnes qui l’accompagnent qu’elles doivent jouer leur rôle. Par exemple, à un moment donné, elle galope et ne voit pas la vache qui est au milieu de sa trajectoire. Nous ne sommes pas loin de la catastrophe, et cela oblige les guides à redoubler de vigilance.
Mon aventure était d’être « moi » dans ce voyage, de trouver comment me prendre en charge.
Carla Petit
En tant que femme, quelles ont été les difficultés que vous avez rencontrées ? CP- J’ai compris que pendant le voyage, les quartiers des hommes et des femmes ne fonctionnaient pas de la même manière. Je sais que beaucoup de choses se passent à travers des regards qui me sont étrangers et si on ajoute à cela la barrière de la langue, cela m’a beaucoup questionné sur mon positionnement, sur le type d’échange que je souhaitais avoir. J’ai fini par comprendre qu’il y avait moins de jugement qu’en France.
Vous avez remporté le prix Aventurier, lancé par La Boulangère Bio. Vous définissez-vous comme un aventurier ?
CP- A la base je suis une personne très anxieuse, je manque de confiance en moi. Je ne me sens pas assez légitime pour me définir comme un « aventurier » au sens premier du terme. Mon aventure était d’être « moi » dans ce voyage, de trouver comment me prendre en charge. J’ai beaucoup réfléchi à mon identité : « Qui suis-je ? Qui est-ce que je veux être dans ce film ? Je ne suis pas dans le dépassement de soi, mais dans la découverte.
Qu’a apporté cette aventure à votre relation ?
PP- Être ensemble nous nourrit mutuellement. Il était très important que nous fassions ce voyage à l’aube du changement. Carla décolle, elle grandit, c’était une transition. Malvoyante depuis sa naissance, la première grande étape a été l’arrivée de son chien. Depuis son retour du Kirghizistan, elle a parcouru la France et l’Europe, gérant elle-même tous les transports. Cela nous inquiète bien plus que de la voir partir avec moi !
CP- Mes parents sont plus stressés que moi. Sauf quand je me retrouve dans une gare sans assistance ! Une fois que je retire les gens de leur téléphone, ils finissent quand même par m’aider. Entre 13 et 15 ans, avant l’arrivée de mon chien, c’était assez difficile. Les adolescents ne sont pas gentils les uns avec les autres. Mes centres d’intérêt n’étaient pas les mêmes que ceux de mes camarades de classe, je ne regardais pas de séries par exemple. Je passe suffisamment de temps sur mon téléphone (pour rester en contact avec les gens que j’aime) pour ne pas vouloir l’utiliser autrement.
En tant que personne malvoyante, quels sont encore les écueils qui vous empêchent d’avancer en tant qu’adulte ?
CP- Je vais vous donner un exemple qui me semble illustrer la principale préoccupation des personnes handicapées. J’ai fait une demande de transport accessible pour la ville d’Aix en Provence et l’ensemble du site n’était pas… accessible. Je ne pouvais même pas remplir le formulaire pour déclarer par moi-même que j’étais malvoyante. Il y a un manque de connaissances et aucune réflexion sur ce que signifie avoir un handicap et avoir des besoins spécifiques. Et encore, j’ai une grande liberté de mouvement, je suis très entouré, pas très craintif, je suis loin d’être le pire. Mais c’est une bataille constante. Dire : « Aujourd’hui, je vais travailler », c’est réussir à arriver à l’arrêt de bus. Ensuite, les trottoirs sont pleins de trous, il y a des voitures garées partout, il faut marcher sur la route, prendre le bon bus même s’ils n’ont pas de sonorisation… Ce qui implique de demander de l’aide aux gens. présent à chaque passage d’un bus. Nous devons toujours être excessivement concentrés, cela nous rend plus résilients. Je pense à d’autres personnes handicapées qui m’ont dit : « Si tu es une femme, tu ne peux pas être handicapée et réussir à faire ce que tu veux faire. » Aujourd’hui, j’ai envie de leur dire : « Oui, nous pouvons ! »