Elle se souvient très bien de son étonnement. Deux jours plus tôt, il y avait déjà eu l’attentat contre « Charlie Hebdo ». Choc absolu face à l’horreur indicible. Puis le 9 janvier, cette prise d’otage par Amedy Coulibaly de clients d’un supermarché casher qui a fait quatre morts. Le terroriste de 32 ans a été abattu suite à l’attaque du Raid, de la BI et de la BRI. « J’étais encore envahi par une émotion, immense. Et là, le fait de s’attaquer à ce lieu visible, collectif, clairement identifié comme fréquenté par les juifs, m’a ramené directement à mes origines. J’ai ressenti une panique irrationnelle. raconte Corinne, 59 ans.
Ce professeur d’anglais dans un collège d’un quartier prioritaire de la banlieue d’Amiens (Somme) n’a jamais vraiment été en contact avec le monde juif, sauf par l’intermédiaire de parents dont certains vivent en Israël. Athée, de gauche écologiste, elle a toujours vécu son identité juive à travers un prisme culturel. La musique, la gastronomie, les histoires racontées par les aînés de la famille, les fêtes et mariages…
« J’avais ce besoin profond de ne pas être seul, de cette chaleur humaine qui fait front commun »
« Mais j’ai des grands-parents, des Juifs polonais, qui ont été déportés. Alors bien sûr, consciemment ou non, je vis avec le lourd héritage de la Shoah et j’ai grandi avec l’idée qu’être juif n’est pas anodin. » En septembre 2020, elle a écouté avec attention le procès des attentats. Elle constate alors : ce qui s’était passé dans l’Hyper Cacher – ces quatre vies écourtées en quelques minutes – avait disparu de la mémoire collective. Dans le même temps, elle observe une montée des propos antisémites au sein de son établissement. « Disons que j’y étais plus attentif et que je me sentais directement visé, à tort ou à raison. »
Revenons en arrière. Porte de Vincennes à Paris, le 9 janvier 2015. Un peu après 13 heures, Amedy Coulibaly fait irruption dans la supérette, lourdement armé. Quelques heures avant le début du Shabbat, il y a une grande foule de clients. Le récidiviste converti à l’islam radical, déjà recherché par la police pour le meurtre, la veille à Montrouge, d’un policier municipal, a immédiatement tué trois personnes et pris 17 autres en otage, dont une a été tuée peu après.
Le jeune homme, français de parents maliens, revendique son appartenance à « l’État islamique » et réclame la libération des deux frères Chérif et Saïd Kouachi qui, au même moment, sont assiégés par la gendarmerie dans une imprimerie à Dammartin. en-Goële, après avoir massacré 12 personnes lors de l’attentat contre « Charlie Hebdo ». Corinne fait partie de cette foule immense – près de 4 millions de personnes – qui a manifesté lors des « marches républicaines » des 10 et 11 janvier 2015 aux quatre coins de la France. « J’avais ce besoin profond de ne pas être seul, de cette chaleur humaine qui fait front commun. »
Elle est là en tant que citoyenne. « Cette foule était surtout choquée par ce qui s’était passé à « Charlie Hebdo ». » Ceci est confirmé par Solveig Hennebert. Dans sa thèse « Les mémoires de l’antisémitisme en France », la doctorante en sciences politiques à l’université Lumière Lyon-II a rassemblé une série d’entretiens sur le regard des juifs français face à cet antisémitisme contemporain. « Ce qui est commun à de nombreux Juifs, note-t-elle, c’est le sentiment que l’attaque de l’Hyper Cacher ne constitue ni une rupture avec leur vécu, ni une soudaine explosion de violences antisémites. Au contraire, cela s’inscrit dans la généalogie des actes récents, notamment depuis le meurtre d’Ilan Halimi en 2006. »
Ce qui a changé en janvier 2015, c’est la multitude de réactions sociales face aux attentats. Rapidement cependant, dans le monde juif, un certain désenchantement apparaît. Comme Roger en témoigne à Solveig Hennebert : « On savait très bien que le 11 janvier, les gens ne manifestaient pas pour l’Hyper Kosher. Parce qu’ils n’avaient pas manifesté pour Ilan Halimi, ni après l’attentat devant l’école juive de Toulouse. D’où ce sentiment de mal-être, d’exclusion, que nous avions. »
En 2015, la hausse des actes antisémites était de 300 %.
« Il est très clair que, immédiatement et par la suite, ce qui s’est passé dans l’Hyper Cacher est resté au second plan. Aujourd’hui encore, les attentats de janvier 2015 sont associés à « Charlie Hebdo ». » acquiesce le sociologue Michel Wieviorka. Ce spécialiste des discriminations, du racisme, des violences et du terrorisme, est l’un des premiers à avoir étudié l’émergence, en France, d’un nouvel antisémitisme au tournant des années 2000. « La prise d’otage dramatique de l’Hyper Cacher n’était pas un événement nouveau, mais un choc de confirmation »dit-il. Et pour cause. Selon un mécanisme assez bien identifié, les actes antisémites bondissaient à la suite de chaque attaque contre les Juifs.
Les chiffres officiels montrent qu’en 2012, après l’attentat terroriste contre le collège Ozar Hatorah de Toulouse, ils ont connu une augmentation de 200 %. Lorsque le jihadiste Mohammed Merah a tué quatre personnes, dont trois enfants, devant l’établissement, les milieux juifs ont déploré un manque de solidarité de la société française.
En 2015, la hausse de ces actes antisémites était de 300 %. « Le monde juif se sent depuis plusieurs années menacé dans sa vie quotidienne, pas seulement dans les lieux les plus importants, déplore Michel Wieviorka. Il vaut mieux ne pas mettre de Mezouzah devant sa porte, ce petit symbole qui signifie que vous êtes face à une maison juive, sous peine d’être attaqué, de voir vos murs tagués… De même, pour un homme, il est préférable de se couvrir la tête avec une casquette plutôt que de porter une kippa. »
Pour comprendre les évolutions récentes de l’antisémitisme, il faut, selon le sociologue, partir du début du siècle. A cette époque, les événements du Moyen-Orient et la deuxième Intifada sont projetés sur la scène française. “Ils sont réinterprétés par des acteurs qui affichaient la haine des juifs en France. Deux discours l’activent : les Juifs sont Israël, et Israël est la présence d’une religion qui n’a pas sa place dans cette partie du monde. Cette haine religieuse, exacerbée en termes géopolitiques, conduira au terrorisme et à l’islam radical. analyse le sociologue.
« L’autre discours, il continue : les Juifs sont les oppresseurs d’un peuple, d’une nation. Nous ne critiquons pas seulement la politique du gouvernement israélien, mais nous affirmons que l’État d’Israël n’a pas le droit d’exister. Pourtant, ce serait le seul État au monde dont la destruction est exigée en raison de la barbarie, des crimes commis par sa puissance. »
Le nombre d’actes antisémites a quadruplé depuis le 7 octobre 2023
Tout cela servira à alimenter la propagande du gouvernement israélien en confirmant que la France n’est pas un pays sûr pour les Juifs. La recette a fonctionné : depuis plus de vingt ans, près d’un juif sur dix a fait son alyah – c’est-à-dire quitté la France pour émigrer en Israël. De son côté, Marine le Pen a compris l’importance de prétendument entrer en guerre contre l’antisémitisme tout en s’affirmant comme une amie du gouvernement d’extrême droite israélien.
La haine des Juifs cesse d’être virulente et cède surtout la place à la haine de l’Islam. “En incluant son discours dans son ralliement à la République, Marine Le Pen met à mal l’idée d’un front républicain contre son parti, poursuit Michel Wieviorka. Ce qui non seulement n’empêche pas l’antisémitisme de progresser, mais renforce aussi le Rassemblement national et déplace l’attention vers l’immigration, la gauche de la gauche, l’ultra-droite. Désormais, en France, il existe un sentiment général beaucoup plus diffus dans l’atmosphère d’hostilité à l’égard des juifs. »
Selon le ministère de l’Intérieur de l’époque, le nombre d’actes antisémites a quadruplé depuis l’attentat terroriste du Hamas du 7 octobre 2023 en Israël. En juin, il a enregistré « 366 faits antisémites » en France, ou “une augmentation de 300% par rapport aux trois premiers mois de 2023”. Un chiffre qui rassemble des faits très variés : banderoles lors de manifestations, propos injurieux, insultes sur les réseaux sociaux, menaces, vols, voire agressions physiques.
Un décompte loin d’être exhaustif et, accessoirement, également en hausse pour les actes anti-musulmans. « La situation internationale au Moyen-Orient agit comme un détonateur pour les actes commis en France », explique sur France Info Nonna Mayer, chercheuse au Centre d’études européennes de Sciences-Po et directrice de recherche émérite au CNRS.
« Même s’ils ne sont que l’œuvre d’une minorité, leur augmentation et leur médiatisation ont néanmoins des conséquences sur les Juifs de France, y compris sur ceux qui n’en sont pas les victimes directes. » D’autant que, comme le souligne Michel Wieviorka, « La mémoire vivante, avec les survivants, les déportés, qui avaient vécu de près la destruction des Juifs d’Europe, a disparu. Et avec cela, la difficulté de faire en sorte que le discours dans l’espace public soit plus construit ».
Corinne dit qu’elle est en colère aujourd’hui. Jamais elle n’a eu à autant justifier ses origines juives et jamais elle n’a eu à réaffirmer avec force son hostilité à la politique israélienne. Elle qui n’a jamais mis les pieds dans ce pays. « Ce que j’ai lu quelque part récemment a retenu mon attention : nous sommes, en France, 1 % de la population et subissons 60 % des violences. », murmure-t-elle.
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