Au large de la Côte de Granit Rose, au nord de la Bretagne, la Manche est à 12°C et l’air est à peine à 3°C. Pas de quoi refroidir les frères Le Levier, Yoann et Gaël, au physique affûté et à l’extrême concentration. La fenêtre météo est bonne. Il faut rattraper les retards pris ces derniers jours à cause de la tempête. A 30 euros en moyenne le prix de vente au kilo d’ormeau, avec des pointes autour de 100 euros à Paris avant les fêtes, chaque sortie compte. Yoann l’avoue : « Le plus dur en hiver, c’est d’enfiler la combinaison. » Et l’hiver est long ici.
En février, la température de la mer descend à 8-9°C. Le néoprène des combinaisons ne protège ni les mains ni le visage, qui se déforment par le temps passé sous l’eau. Ils souffrent. Mais, une fois embarqués dans leur semi-rigide avec François Le Naourès, le pilote chargé de surveiller leur plongée, ils sont comme en mission commando : disciplinés, rigoureux, courageux. Pas un mot de trop. Chaque geste est choisi et précis. Les deux frères, qui passent chaque année 600 à 700 heures dans les profondeurs, sont en mode automatique.
Ils connaissent comme leur poche les profondeurs côtières de l’archipel des Sept-Îles, juste en face de Perros-Guirec. Cette réserve naturelle nationale, la plus grande du littoral français, offre un refuge aux oiseaux marins, macareux, fous de Bassan et puffins anglais. Ils viennent y nicher en masse et se reproduire avant de poursuivre leur migration. Mais, à cette époque de l’année, hormis quelques cormorans et mouettes, les îlots sont déserts. Un grand calme règne dans ce sanctuaire… Quand soudain, au niveau de la mer, surgit une tête de phoque gris, à l’oeil rieur. Une colonie d’une trentaine d’individus s’est implantée sur les îles. Malgré un ciel couvert, l’eau est claire, aux reflets émeraude, presque fluorescents. Un paradis.
Le pilote coupe le moteur, l’ancre est jetée. Il y a d’abord l’appel obligatoire au Centre opérationnel régional de surveillance et de sauvetage, qui surveille les activités maritimes, pour l’informer d’un “lancement à Perros”, sans plus de précisions. . Pour ces voleurs, pas question de se localiser, et la communication se fait par téléphone, pas par radio VHF, système pas assez confidentiel. L’objectif : préserver ce lieu secret et jalousement gardé. « Nous sommes dans notre jardin. Vous pouvez pêcher de Locquirec à Bréhat, mais ici c’est notre maison ! »
Une véritable forêt sous-marine
A l’arrière du bateau, le drapeau alpha des plongeurs, bleu et blanc, signale l’activité. Lestés de 8 kilos de plomb, de simples gants de bricolage sur les mains « pour garder un meilleur toucher dans les fissures des rochers », équipés de palmes, d’un piège et d’un crochet, Yoann et Gaël feront chacun deux plongées successives d’environ une heure. François démarre son chronomètre. La sécurité est son métier. Il scrute la surface des yeux, sait repérer les bulles de leur respiration, comme une signature. « Gaël consomme moins [d’oxygène] que son frère. Ils ne bougent pas de la même manière. L’un zigzague, tandis que l’autre trace plus droit. »
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Entre 5 et 7 mètres de profondeur, tous deux évoluent dans une véritable forêt sous-marine, composée d’algues géantes et de varech ondulants, effleurant les falaises immergées à la recherche d’ormeaux, trésors marins aussi convoités que les truffes terrestres, aspirées sur leurs rochers. La créature se cache dans des fissures étroites sous la pierre. Sa coquille prend l’apparence d’une pierre. Il faut avoir un œil très exercé pour le repérer, surtout dans l’obscurité proche.
Après deux heures passées sous l’eau à chasser « l’oreille de la mer », les doigts des deux plongeurs sont livides, tous ridés et engourdis. Assis sur les tubes du Zodiac, ils soufflent dans leurs mains pour retrouver un peu de dextérité. Car dès que leurs captures sont ramenées à bord – 8 à 10 kilos de gastéropodes par bouteille d’oxygène consommée – il faut les « épingler ». C’est-à-dire attacher à leur coquille un anneau de contrôle dont la couleur change chaque année, après avoir calibré leur taille.
Une pêche ultra contrôlée
Avant la saison, les frères dépensent plusieurs milliers d’euros pour acheter ces bagues, qui représentent quatre tonnes de mollusques, au comité des pêches des Côtes-d’Armor. Le quota autorisé pour leur bateau. De l’ormeau sauvage, que l’on trouve dans le Finistère, les Côtes-d’Armor et l’Ille-et-Vilaine, les amateurs ont le droit d’emporter vingt morceaux par marée à pied, sans être autorisés à mettre la tête sous l’eau. Le violer vous expose à des amendes particulièrement lourdes. Mais les frères Le Levier détiennent un permis spécifique pour pratiquer cette pêche ultra-contrôlée. Seules dix licences professionnelles sont délivrées dans ce « quartier », nom technique donné aux zones de pêche, pour préserver la ressource, victime du braconnage et du réchauffement des eaux.
« Les années El Niño [le phénomène météorologique cyclique qui augmente les températures de la mer, NDLR]il y a beaucoup de pertes, et il faut du temps pour se renouveler », nous explique Yoann. Leur père, Jean-François, fut le premier à obtenir le fameux permis. Yoann le rejoint au milieu des années 1990. « J’avais vu « Le Grand Bleu »… C’était ce que je voulais faire. »
Jean-François dit « Jef », ancien nageur de combat, a presque conditionné ses fils à exercer ce métier extrême et exigeant. Ils sont allés dans une bonne école. Mode de vie, entraînement, récupération sont autant de contraintes dont on ne peut se libérer, sous peine d’accident mortel. La visite médicale qui valide, chaque année, leur condition physique sanctionnerait tout écart.
Gaël, qui a travaillé dans la restauration avant d’être rattrapé par l’histoire familiale, a arrêté de fumer il y a quinze ans. Pour rester en forme, il va à la salle de sport. Quant à Yoann, à 46 ans, il a un peu ralenti, mais s’est beaucoup entraîné entre 20 et 40 ans : footing, musculation, karaté, boxe et longues séances de finning. «Maintenant, j’économise de l’argent. Il faut écouter son corps, ne le forcez pas si vous vous sentez fatigué. »
Associés aux Pêcheries Le Levier, les frères ont acheté plusieurs bateaux pour pêcher tout ce qu’offrent les saisons : ormeaux, pétoncles et thons. Ils ont également investi dans un grand hangar flambant neuf abritant des viviers à poissons, pour stocker leurs captures avant leur commercialisation. A la vente, c’est Aurélie, la femme de Yoann, qui est aux commandes.
Certains sont prêts à mourir pour son goût iodé ultra puissant
A 17h, plusieurs fois par semaine et selon les disponibilités, les amateurs viennent s’approvisionner directement en produits tout juste sortis de l’eau. La coquille Saint-Jacques, telle que les plongeurs la « cueillent » par le fond, car elle n’est pas draguée brutalement, aurait une saveur incomparable. En prime, elle n’est pas sableuse et est moins laborieuse à préparer. Quant à l’ormeau, certains sont prêts à mourir pour son goût iodé ultra-puissant, son parfum légèrement noisette et sa texture délicate. Un plaisir coupable servi dans quelques restaurants qui en ont fait leur spécialité.
En Asie, d’une variété différente, plus maousse et pêchée en Australie, elle est élevée au rang de mets délicat sous son nom anglais « abalone ». Encore faut-il savoir préparer ce mollusque peu attrayant au premier abord. Toute nue, dépouillé de sa belle coquille de nacre, cette sorte de steak marin serait carrément immangeable, bien trop coriace à la morsure. Alors, pour épargner aux clients l’étape un peu rébarbative de l’attendrissement, Gaël, ancien commandant en second dans la restauration, s’occupe de tout préparer : éviscérer le mollusque, lui ôter ses deux petites dents, le laisser se détendre…
Super court-circuit
Emballé sous vide, il suffit de le sortir et de le faire frire en aller-retour dans un bain de beurre moussant et de le regarder cuire comme du lait sur la cuisinière. Pour une recette plus sophistiquée, et sans autre effort que de s’asseoir face à la mer, direction la Villa les Hortensias, à Perros-Guirec. L’hôtel-restaurant offre une vue panoramique sur les Sept-Îles, d’où vient l’ormeau au menu. Un circuit super court, comme si on mangeait à côté d’un aquarium naturel.
Les Pêcheries Le Levier approvisionnent le chef Paul Gandillon, dont le savoir-faire expert et secret sublime le produit. Le cuisinier vient de se voir décerner la médaille du Mérite Agricole pour ses méthodes d’approvisionnement et son approvisionnement bien identifié en poissons et légumes. Quand le sel de la terre rencontre celui de la mer.