De notre envoyé spécial à Zurich,
Le serveur a à peine tourné les talons que Sarah grimace face à l’addition de son café. Cinq francs suisses (5,50 euros) pour un expresso, à ce prix-là, même tout le sucre gratuit qu’elle ajoute frénétiquement dans sa tasse ne suffira pas à en enlever l’amertume.
Après une décennie de vie chez les Helvètes, certains montants continuent de provoquer des soubresauts chez les trentenaires.. Les prix à Zurich, c’est un peu comme le deuil : on peut essayer de s’y habituer, mais on ne s’y habitue jamais vraiment. C’est justement le chagrin qui a poussé Sarah à traverser les Alpes. Un mari qui décède, les factures qui s’accumulent et le rêve d’une vie bien plus confortable qu’en France. « Quand on voit les salaires ici, multipliés comme par magie par deux ou trois, on se dit qu’on aura forcément un bien meilleur niveau de vie… »
27 euros la pizza, de quoi relativiser son salaire
Pas nécessairement. Car les prix aussi ont tout de la sorcellerie. Comptez 12 francs suisses – 14 euros – pour un pauvre verre de vin chaud au marché de Noël. Pas de truffe ni de caviar à l’intérieur. Mais aussi 28 francs suisses (30 euros) une place de cinéma, 21 francs suisses (23 euros) un sandwich dans une boulangerie, 24 francs (27 euros) une pizza… Conséquence: «Le moindre plaisir devient une grosse dépense», déplore-t-il. Sarah. A tel point que sa situation ressemble vite à celle qu’elle avait fui à Paris : « Comptez votre argent, soyez prudent à chaque achat, pesez le pour et le contre à chaque fois… »
Doctorante à l’université – avec 4’300 francs suisses (4’500 euros) par mois – elle est loin d’avoir trouvé le confort financier qu’elle souhaitait. « Une fois le loyer, la nourriture, l’assurance, les courses et le transport payés, que me reste-t-il ? De quoi faire deux ou trois sorties par mois, au maximum. »
1 800 euros pour la garderie
Anthony, qui travaille dans l’assurance, s’étonne aussi « de ne pas avoir plus de marge que ça. En fin de compte, il faut être prudent. La Suisse, ce n’est pas gagner au Loto.» Illustration lors des courses alimentaires : 1 500 francs par mois (1 600 euros) pour une famille de trois personnes (dont un enfant de 4 ans), et « à 100 francs (107 euros) le kilo, le steak haché, c’est une fois par mois. »
Une seule voiture, un appartement dans un village loin de Zurich, car le loyer est trop cher sur le continent, 1h40 aller-retour en train tous les jours pour se rendre au travail… Et coûte bien plus cher que prévu. Notamment une garderie pour les tout-petits – l’école finit à midi – à 1.750 francs (1.870 euros) par mois. Tout un salaire français englouti. « C’est un prix qu’on n’avait pas prévu », avoue l’expatrié, pourtant un as en planification.
Peu de place à occuper et beaucoup de personnes déçues
Alors même si Anthony travaille à - plein et que sa femme travaille à 80 %, « à la fin du mois, il ne reste plus grand-chose pour les loisirs, une fois le logement, les assurances et les dépenses payés ». Environ 300 francs par mois, ce qui, compte tenu des prix évoqués plus haut, ne mène pas à La Dolce Vita.
La Suisse attire donc chaque année des milliers de déçus, qui découvrent que l’Eldorado offre moins de confort que ses folles promesses. Certains de ses naufragés se retrouvent dans le bureau de Jenny Rachel Kollmann, consultante en recherche d’emploi et aide professionnelle aux cadres. Cette dernière alerte sur le mirage suisse : « La vision est quelque peu tronquée. Vous êtes toujours dans la classe moyenne avec 6 000 francs par mois (6 500 euros). En dessous de 90 000 francs (95 000 euros) par an, il est difficile de vivre convenablement. D’autant que ce n’est souvent qu’une seule personne parmi les expatriés qui travaille car les postes professionnels coûtent très cher. »
L’étonnante précarité de l’emploi
Le chômage – à seulement 2,5% – constitue l’autre illusion économique du pays. «En réalité, le nombre de non-actifs est bien plus élevé, mais par honte sociale et de réputation, de nombreux Suisses ne s’inscrivent pas au chômage», indique l’expert. Attention à ne pas sous-estimer les huis clos et l’envoi de CV dans le vide. « Croire qu’il suffit d’arriver de France avec son diplôme HEC pour avoir un emploi, c’est une grave erreur », prévient Jenny Rachel Kollmann.
Lucile en a payé le prix. Un contrat « en or » à Zurich, mais après une fin précipitée – quelques mois seulement – en tant que spécialiste de l’extraction du café, le marché du travail devient soudain insaisissable. Forte de sa richesse interne, «la Suisse ne recherche parmi les expatriés que des profils hyper spécialisés et rares. Donc une fois expulsé, c’est très difficile de trouver un emploi compte tenu de son ultra-spécialisation. »
Et difficile de se plaindre de cette fin expresse. «Il n’y a pas de prud’hommes en Suisse», affirme Jenny Rachel Kollmann, «et nous repartons toujours en bons termes avec notre entreprise, quelle que soit l’issue. La Suisse est le pays où il y a le plus de boomerangs – des salariés qui partent puis reviennent dans la même entreprise – il est donc très mal vu de repartir en colère. »
Précarité même chez les nationaux
Le - qu’une nouvelle porte s’ouvre, voilà Lucile qui travaille à - partiel dans un supermarché – 2300 francs suisses par mois, presque le seuil de pauvreté. À peine assez pour sortir la tête de l’eau, avec quelques tasses d’eau. « J’évite autant que possible de sortir parce que la vie coûte trop cher dehors. Et le loyer – 1600 francs – me prend déjà beaucoup. » La question du retour en France se pose, mais reste difficile à envisager. « Ce serait un terrible aveu d’échec. Se retrouver dans la précarité en Suisse, où il faut réussir, semble vraiment honteux. Tout le monde s’attend à ce que je devienne millionnaire, pas endetté ! « .
Mais il n’y a pas que les expatriés français qui skatent. Michael et son salaire de 3’500 francs suisses (3’700 euros) ironisent : «La Suisse ne produit pas que des banquiers ou des vendeurs». Chaque fin de mois, ce facteur affiche des fiches de salaire deux à trois fois supérieures aux siennes – le salaire médian dans le canton de Zurich est de 7000 francs. « Cela devient difficile à partir du 20. A partir du 25 dans les meilleurs mois. Pour un geler [un Français]cela doit paraître surprenant de lutter avec un tel salaire, ou de voir un Suisse pas riche. Mais nos prix ne sont pas les vôtres et tout le monde ne conduit pas une BMW. » Mais ce problème de perception est aussi… suisse. « Même ici, cela semble presque surprenant de ne pas gagner 10 000 francs. »
La preuve en est avec le serveur qui a apporté son café à Sarah. 3900 francs par mois, un logement en dehors de Zurich, un enfant à nourrir, aucune marque achetée en faisant les courses et des clients qui grimacent face aux prix «même si je dois gagner moins qu’eux.» » Décidément, « la Suisse n’est ni un eldorado ni le pays de l’empathie. »