Place publique | Sexisme dans la construction : une opportunité à saisir

Occasionnellement, Dialogue offre un espace à une personnalité pour lui permettre de faire connaître son point de vue sur un enjeu ou une question qui nous touche tous. Aujourd’hui, la journaliste Noémi Mercier revient sur le sexisme persistant dans le secteur de la construction, et réclame des mesures pour y mettre fin.


Publié à 00h44

Mis à jour à 6h00



Noémi Mercier

Journaliste et présentateur, collaboration spéciale

L’industrie de la construction au Québec est en proie au sexisme. L’État est son plus gros client. Qu’attend-il pour intervenir ?

Le gouvernement Legault s’est lancé dans des réformes majeures pour dépoussiérer le secteur de la construction, au moment où s’amorce une période d’investissement sans précédent dans les infrastructures publiques du Québec. Les mots d’ordre : agilité, rapidité, productivité !

Mais il y a autre chose que le gouvernement pourrait faire pour amener l’industrie vers la modernité : intervenir, enfin, pour la forcer à corriger le sexisme qui l’imprègne.

En termes d’équité, cette industrie est un dinosaure. Un bastion d’un machisme qui reste remarquablement hostile à la présence des femmes, et qui le leur fait ressentir à travers des formes de discrimination et de harcèlement dignes d’un autre siècle. Les rapports les plus récents sur le sujet décrivent une culture de la force où les femmes sont trop souvent traitées comme des intruses, des inférieures ou des objets.⁠1.

Or, la montagne d’argent public que Québec s’apprête à investir dans de grands projets a le potentiel d’être non seulement un puissant moteur de l’économie, mais aussi un extraordinaire levier pour l’égalité des genres.

L’État pourrait veiller à ce que les grands projets qu’il finance soient exemplaires, à ce que les travailleurs aient un accès équitable aux emplois qui y seront créés et à ce qu’ils aient l’assurance d’être traités avec dignité. La base, quoi ! Mais on ne peut plus compter sur la seule bonne volonté des entrepreneurs pour y parvenir. Après des décennies de tergiversations, il serait peut-être temps d’agir.

C’est ce que font d’autres gouvernements dans le monde. Dans quelques jours, l’État de Victoria, en Australie, va serrer la vis aux entreprises soumissionnaires pour les contrats publics de construction. Désormais, les grands projets seront réservés aux entrepreneurs qui confieront aux femmes une proportion minimale d’heures de travail sur le chantier.⁠2. En plus d’atteindre ces seuils, elles devront suivre un programme de redressement extrêmement précis pour éliminer toute forme de discrimination envers les femmes, non seulement lors du projet en question, mais dans l’ensemble de leur organisation.

À partir de 1est En juillet, ceux qui ne respecteront pas ces engagements s’exposeront à des sanctions.

D’autres États et territoires australiens ont emboîté le pas. L’un d’eux (le Territoire de la capitale australienne) a commencé à tester différentes approches : pour la construction d’une nouvelle école primaire, il fallait que l’équipe de direction soit 100 % féminine et que tous les prestataires du secondaire embauchent au moins une femme. Pour un nouveau campus universitaire, il a veillé à ce que les femmes représentent au moins 15 % de la main-d’œuvre.

Les pouvoirs publics australiens font le pari qu’en utilisant ainsi leur énorme pouvoir d’achat, ils pousseront leurs fournisseurs à adopter des façons de faire plus inclusives – et transformer ainsi l’un des secteurs les plus inégalitaires de leur économie.

Ce qui est le plus fascinant dans cette histoire, c’est que le Québec lui-même a un programme comparable depuis 36 ans déjà.

Depuis 1988, les grandes entreprises faisant affaire avec le gouvernement doivent démontrer qu’elles font des efforts pour remédier aux injustices subies par certains groupes sur le marché du travail : les femmes, les Autochtones, les minorités visibles et (depuis 2009) les personnes handicapées. Ils doivent adopter des objectifs quantifiés pour accroître la représentation de chaque groupe et prendre des moyens concrets pour rectifier leurs pratiques discriminatoires, sous peine d’être exclus des futurs contrats et subventions.

C’est ce qu’on appelle le Programme d’obligations contractuelles : il s’applique à toutes les entreprises de plus de 100 employés qui obtiennent un contrat ou une subvention d’au moins 100 000 $ du gouvernement du Québec.

Tout… ou presque. Une industrie est exonérée : la construction !

Incroyable mais vrai : le secteur qui aurait probablement le plus besoin d’un tel coup de pied dans le derrière est le seul à en être exempté.

L’idée d’y soumettre le secteur de la construction a néanmoins été envisagée au milieu des années 1980, comme le relate la chercheuse Laurence Hamel-Roy dans un mémoire.⁠3. À l’époque, on jugeait que le bassin de main-d’œuvre féminine était trop restreint pour le justifier. En 1997, lorsque la Commission de la construction du Québec a adopté son premier Programme d’accès à l’égalité des femmes (PAEF), il était prévu que les entreprises comptant au moins 10 employés seraient obligées d’embaucher des travailleurs. Nous avons finalement préféré privilégier la sensibilisation plutôt que la contrainte. En 2015, la deuxième version du PAEF prévoyait à nouveau que les entrepreneurs auraient l’obligation de mieux intégrer les femmes lorsqu’ils remporteraient des marchés publics. Ce n’est jamais arrivé.

Chaque fois que les pouvoirs publics ont eu l’occasion de donner un coup de pouce à l’industrie, ils ont reculé.

Ces dernières semaines, dans le cadre de l’étude des projets de loi 51 et 62, plusieurs organismes ont de nouveau réclamé que les contrats publics de construction imposent des exigences en matière d’inclusion des femmes – notamment la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, le Conseil sur le statut de la Femmes, les cinq associations syndicales de l’industrie4. Peine perdue.

Certains trouveront peut-être que ce n’est pas le moment d’alourdir le fardeau des entrepreneurs, au moment où ils évitent les appels d’offres publics et se plaignent d’une réglementation trop lourde. Pour ma part, j’ai du mal à digérer que depuis près de 40 ans, le respect des droits fondamentaux des travailleurs soit subordonné aux impératifs de productivité. Encore plus sur les projets financés par les contribuables, dans une société qui aime claironner son attachement à l’égalité entre les femmes et les hommes.

Pas de terrain hostile

Les femmes ne représentent que 3,8 % du personnel sur les chantiers de construction québécois. C’est moins que chez les pompiers ou dans les métiers de combat des Armées ! Il est vrai que moins de filles que de garçons sont intéressées par une carrière dans ce domaine. Mais cela n’explique pas tout. Aujourd’hui encore, on sait que certains patrons refusent ouvertement d’embaucher des femmes. Par ailleurs, 84 % des entreprises de construction n’en emploient aucun. Les ouvrières qui parviennent à se faire une place sur les chantiers se retrouvent souvent en territoire inhospitalier : 35% d’entre elles déclarent avoir subi des discriminations en raison de leur sexe ou de leur origine (contre 6% des hommes) et 22% des hommes. ont subi des intimidations ou du harcèlement (contre 15% de leurs collègues). S’ils osent porter plainte, ils courent le risque d’être ostracisés ou carrément licenciés. Ainsi, même s’il existe des mesures pour faciliter l’accès des femmes au secteur – elles représentaient 10 % des nouveaux entrants en 2023, un record –, cela ne suffit pas à les retenir. Au bout d’un an, un travailleur sur cinq aura déjà quitté le secteur ; au bout de cinq ans, un sur deux aura déserté (13 % des hommes partent au bout d’un an, 32 % au bout de cinq ans).

Sources: Quebec Construction Commission, Action travail des femmes

1. Lisez le rapport Typologie des violences sexistes et sexuelles dans le secteur de la construction et son impact sur le maintien dans l’emploi des femmes

1. Lisez le rapport Maintenir et stabiliser les travailleurs de la construction au Québec : une industrie à la croisée des chemins

2. La politique s’étend à tout contrat de construction public d’une valeur d’au moins 20 millions de dollars australiens (18 millions de dollars canadiens). Pour chacun des métiers concernés sur le site, 3% du temps de travail doit être alloué aux femmes. Pour chaque poste de direction, c’est 35 %. Et 4% du nombre total d’heures prévues pour le projet doivent être allouées à des femmes apprenties ou en formation. Ces objectifs seront révisés à la hausse au fil des années.

2. Lisez la page Building Equality Policy sur le site Web du gouvernement australien (en anglais)

3. Lisez les mémoires de Laurence Hamel-Roy

4. Lire le texte « Des mesures de diversité qui tombent à plat et rien de plus pour les femmes avec PL51 » dans Le Devoir

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