Médecin généraliste spécialisé en addiction, le Dr Pierre Taraud suit chaque mois des dizaines de patients au Centre de soins, d’accompagnement et de prévention en addiction (CSAPA), situé au 26, rue Richelieu, à Tours. Dans ce centre qui propose des consultations ambulatoires, près de 80 % des patients ont l’alcool comme premier ou deuxième produit nocif.
Vous ne parlez pas d’alcoolisme, mais de troubles liés à la consommation d’alcool…
Dr Pierre Taraud: «C’est très important. Car dire que quelqu’un est alcoolique, c’est le définir par son produit. C’est exactement le contraire de ce que nous faisons en matière de dépendance. »
Les femmes sont-elles moins touchées ?
« Ils représentent un quart des patients car ils sont moins dépistés et viennent moins dans les centres. Les femmes consomment moins d’alcool que les hommes mais la consommation commence à converger : si la consommation d’alcool diminue dans la population générale et chez les hommes, elle continue d’augmenter chez les femmes. Et même chez les femmes non précaires. Être une femme bien installée, avec un travail, une famille, ne protège pas de l’alcool. »
Les femmes consomment-elles davantage en cachette ?
« Chez la femme, cela commence de manière moins festive et à un âge plus avancé. On parle d’un pic de consommation à 20 ans pour les hommes et 27 ans pour les femmes. Ils ont une consommation solitaire, plutôt pour le côté anxiolytique. Ils s’en plaignent moins. J’ai connu des patients avec des familles sans que personne ne le sache. La consommation est plus visible chez les hommes car plus acceptée socialement. »
Les ravages de l’alcool sont-ils plus importants chez les femmes ?
« Ils boivent moins et commencent plus tard, mais les problèmes que cela provoque arrivent plus vite et plus tôt. Les hommes meurent plus que les femmes à cause de l’alcool, mais une femme qui boit meurt plus vite qu’un homme. Les femmes développent plus rapidement une cirrhose, des troubles cognitifs et des maladies cardiaques […] même avec moins de consommation qu’un homme. Et il n’y a pas de notion de seuil. Plus vous buvez, pire c’est. Un verre par jour augmente le risque de cancer du sein de 12 %. Avec deux verres de 24%. L’alcool est un cancérigène de classe A.
Existe-t-il des raisons biologiques qui exposent les femmes à un plus grand risque ?
« Le foie décompose l’éthanol en acétaldéhyde, qui est encore plus toxique. Celui-ci sera à son tour dégradé par une enzyme moins efficace chez la femme. Cette enzyme est même absente chez 10 % de la population en France, comme dans une grande partie de la population asiatique. Ces personnes supportent mal l’alcool, elles rougissent, elles se sentent mal… Moins corpulentes, les femmes ont aussi une répartition différente de l’eau et des graisses. Ils n’ont pas assez d’eau pour diluer l’alcool. Le taux d’alcoolémie augmente plus rapidement et diminue plus lentement. Il y a aussi des raisons hormonales qui sont en cause mais qui sont mal connues. Comme les femmes sont historiquement moins concernées, aucune recherche n’a été menée… »
Que boivent-ils ?
« Statistiquement moins de vin. Alcool fort, bière. Mais la différence de consommation tient moins au genre qu’au budget. Les travailleurs précaires boivent des bières à 8 ou 10 degrés, les moins chères. »
Comment sont-ils accompagnés ?
« Il n’existe pas de centres de soins dédiés spécifiquement aux femmes, ce qui peut constituer un frein aux soins. Parfois, ils ne se sentent pas à l’aise. Dans certains centres, il existe encore des groupes de discussion entre femmes. Le stress post-traumatique, la dépression et l’anxiété touchent davantage les femmes et sont très présents dans les addictions, il est pertinent qu’elles disposent de cet espace privilégié. »
L’abstinence est-elle toujours une étape obligatoire ?
« Cette stratégie, mise en avant depuis longtemps, occulte une grande partie des patients qui n’en sont pas capables. Nous nous sommes éloignés de ce dogme, même s’il peut être une bonne arme. Aujourd’hui, nous nous adaptons, aidant les gens à prendre en compte leur complexité. »
Sang partagé avec le fœtus
C’est l’autre injustice pour les femmes : l’alcool perturbe la grossesse, provoquant des troubles du spectre de l’alcoolisation fœtale (retards mentaux, difficultés d’apprentissage, etc.) dont le syndrome d’alcoolisation fœtale (avec dysmorphie faciale) n’est que la pointe de l’iceberg. « Là encore, nous avons montré qu’il n’y avait pas d’effet de seuil, précise le médecin. La mère partage du sang avec le fœtus qui n’a pas de foie pour supporter l’alcool. Il n’existe donc pas de consommation sans risque. Il faut donc assurer zéro alcool pendant la grossesse, et les chercheurs le disent même lorsqu’on est en âge de procréer… Mais il faut faire attention : si on stigmatise trop les femmes, elles diront encore moins qu’elles boivent et on les verra encore moins en consultation. . »