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15 avril 2024 |
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©Christophe Raynaud de Lage

fff article de Denis Sanglard

L’écriture de Claudine Galéa est du genre à laisser planer. Des mots aux arêtes vives qui vous blessent profondément. De la tragédie et de l’épopée homérique Claudine Galéa ne retient dans cet exercice de style que le poème et le lyrisme, un lyrisme sec, le vidant de ses dieux, du fatum obscur. L’odyssée d’Ulysse est le chemin d’un homme vers la mort, mis à nu, dépouillé de tout héroïsme par trois femmes, Hécube, Calypso, Pénélope. Trois femmes, quelques lignes du récit d’Homère, dont Claudine Galéa restitue, imagine la toute-puissance. Chacun rend à Ulysse une vérité oblitérée par la légende. Hécube, la reine déchue de Troie, esclave d’Ulysse, transformée en chien hurlant. Et c’est ce hurlement sourd qui remplit toute la Thrace que nous entendons. Hécube n’exprime rien d’autre que la violence intrinsèque, constitutive d’Ulysse victorieux de Troie. La nymphe Calypso, l’amant désemparé, impuissant devant un homme déprimé et en pleurs, qui ne sait pas s’il doit rester, confronté à la douleur du départ. Pénélope, enfin, figée dans sa jeunesse par l’attente qui suspend le temps et qui oblige Ulysse, soumis devant elle, à se dépouiller de sa propre légende, mensonge de sa gloire, pour déposer les armes avant la mort prochaine. Ces trois femmes dénoncent un ordre ancien désastreux bâtissant sa pérennité sur un mythe, une vérité déguisée et déformée, une violence patriarcale dont Ulysse est le représentant et le faussaire. Avec cette question, qui est Ulysse aujourd’hui ?

Ce que Laëtitia Guédon met en scène, c’est avant tout ce langage que traverse ici chaque acteur, incarne physiquement avec beaucoup de rigueur et de sobriété, une œuvre d’une pureté remarquable. C’est un rituel, un oratorio où résonnent texte, chant et vidéo, où forme et contenu s’harmonisent en douceur et se répondent. Hiératisme volontaire aussi, le mouvement est ici la voix, modulée, sonorisée qui relie l’intime et l’épopée, pénétrant profondément les corps possédés, hantés par ces histoires. Détachée de tout réalisme, ou du moins suffisamment pour ne pas résolument l’y ancrer, cette mise en scène joue sur la porosité entre le réel qui affirme et l’inconscient qui nie. C’est un espace mental, celui d’Ulysse, hanté par ces trois femmes mises en valeur par la scénographie, un immense crâne de cheval telle une nature morte, une vanité qui traverserait et résumerait son voyage, de Troie à Ithaque. Relier l’ensemble, coexister avec, articulant la structure du texte, le chœur Unikanti dans un répertoire sacré et profane. Lien avec la tradition de la tragédie antique, jusque dans leurs gestes stylisés pour une fresque, qui placent ce texte résolument contemporain dans une continuité dramatique depuis sa Source.

Les comédiens français, chacun à leur manière mais dans une cohérence dramaturgique, s’emparent de cette matière textuelle ardue et poétique dans une simplicité qui leur interdit tout excès. Il y a quelque chose de l’ordre de la discipline et de la maîtrise qu’exige tout rituel. Pourtant ce qu’ils libèrent, par leur engagement, vous captive, vous bouleverse, peut-être par cette volonté obstinée de se limiter au seul texte et à sa puissance incantatoire, déclamatoire, d’en révéler les mystères et la profondeur, sans faire obstacle à ce qui est prononcé. La rage froide et tragique de Clotilde de Bayser, Hécube, dont la voix semble contenir concentrée toute la douleur de Troie et plus encore, toutes les victimes de la violence du monde jusqu’à aujourd’hui. La sensualité et la sensibilité exacerbée de la toujours impériale Séphora Pondy, Calypso, nymphe brisée avec une force d’amour inhabituelle dans son renoncement. Le silence de pierre et l’immobilité stupéfiante de Pénélope, Marie Oppert, qui connaît la fragilité des hommes et pressent le retour irréversible d’Ulysse, rendu à lui-même face à la mort à venir. Humain, tragiquement humain. Ce qu’ils proposent là, sur ce plateau où le mythe se déplace, est d’une puissance insolite, d’une belle acuité. Nos trois Ulysse également. La violence et la sauvagerie crue de Sefa Yeboah, une belle révélation que cet acteur, l’impuissance, la paralysie et les larmes de Baptiste Chabauty, le repentir douloureux d’Éric Genovese pour celui qui croyait tout et qui n’était, au final, rien. Tous trois dépouillent le héros de son bouclier, pour révéler ses défauts profonds, pour répondre de ses actes, pour le désencombrer du mythe masculiniste devant le regard lucide de ces femmes qui lui ont restitué son humanité paradoxale en révélant avant tout la leur et leur pouvoir. réel. Le choix de mise en scène de Laëtitia Guédon, s’il peut surprendre par son austérité et son refus du spectaculaire, est d’une cohérence absolue, d’une beauté aride et libérée, qui refuse toute complaisance ornementale pour faire entendre et résonner comme un tambour percussif et lancinant ce texte, ce qui est essentiel et juste dans son renversement de perspective, où Claudine Galéa, écrivain qui a son importance, à son tour et avec toute l’inquiétude, met ses pas dans ces grandes tragédies dans ce poème dramatique mais en refusant l’épopée et l’héroïque la gloire dans un monde désormais vidé de ses dieux rend les héros à ce qu’ils sont, des hommes et rien d’autre, face à leurs responsabilités, des nains qui rêvaient d’être des géants. Et qui sans ces femmes, toujours invisibles, rendues passives, par elles et pour elles, ne serait sans doute rien. Claudine Galéa et Laëtitia Guédon n’affirment qu’une chose, d’ailleurs, L’Odyssée est aussi une affaire de femmes.

©Christophe Raynaud de Lage

Trois fois Ulysse, texte de Claudine Galea

Réalisé par Laëtitia Guédon

Scénographie : Charles Chauvet

Déguisements : Charlotte Coffinet

Lumières : Léa Maris

Vidéo : Benoît Lahoz

Arrangements musicaux : Grégoire Letouvet

Son : Jérôme Castel

Direction du chœur : Nikola Takov

Maquillage et coiffures : Laëtitia Guédon

Assistant réalisateur : Quentin Amiot

Assistance costumes : Hélène Heyberger

Avec : Éric Génovèse, Clotilde de Bayser, Séphora Pondi, Marie Oppert, Séfa Yeboah, Baptiste Chapauty

Et la chorale Unikanti : Farés Babur, Simon Bièche, Manon Chauvin, Antonin Darchen, Adelaïde Mansart, Johanna Monty, Eva Pion, Guilhem Souyri

Jusqu’au 8 mai 2024

Mardi à 19h, du mercredi au samedi à 20h30, dimanche à 15h

Le Vieux Colombier

21, rue du Vieux-Colombier

75006 Paris

Réservations : 01 44 58 15 15

www.comedie-francaise.fr

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