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Publié le 3 décembre 2024
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Quel pourrait être l’objectif du marché du livre ? Peut-être pour proposer simplement et rapidement des ouvrages de plus en plus abondants, intéressants et diversifiés à de plus en plus de lecteurs, le tout au meilleur prix possible. Or, à écouter les débats autour de la distribution du livre, on pourrait presque croire que la finalité ultime de ce marché consiste en fait à préserver les intérêts des librairies indépendantes, sans considération pour ceux des consommateurs. Et ce ne sont pas les discours de la ministre de la Culture Rachida Dati qui pourraient nous désabuser.
Ce dernier vient en effet de protester haut et fort contre les techniques mises en œuvre en France par le géant de la vente en ligne Amazon pour éviter à ses clients de devoir payer des frais de port d’au moins 3 euros pour une commande inférieure de livres neufs. à 35 euros. « Un contournement de la législation »a-t-elle dénoncé, promettant en même - d’examiner la question de près et d’y répondre très prochainement.
Flashback
Tout a commencé en 1981, avec l’adoption de la loi Lang obligeant les éditeurs ou importateurs de livres à fixer un prix de vente unique valable pour tous les circuits de distribution sur l’ensemble du territoire national. Dans ce cadre, les éventuelles réductions, carte de fidélité par exemple, ne pourront excéder 5% du prix fixé. Objectif plus ou moins affiché : soutenir les librairies indépendantes face à une nouvelle concurrence, donc forcément déloyale, de la part des nouveaux acteurs de la vente de produits culturels que sont les grandes surfaces, qu’elles soient spécialisées comme la Fnac ou généralistes comme les centres Leclerc. .
Il est aussi assez amusant de savoir que la Fnac a été fondée en 1954 par des militants de gauche qui souhaitaient proposer des prix plus bas aux consommateurs grâce à un effet d’échelle sur les achats et qu’elle est très vite devenue la bête noire du milieu de marché. la librairie traditionnelle et le premier gouvernement socialiste de la Ve République. Mais ce n’est pas la seule divergence ni la seule incohérence qui rythme la grande bataille du livre, comme nous le verrons.
Car après la Fnac et autres sociétés similaires, qui sont restées physiquement des magasins fréquentés par une clientèle en chair et en os, sont apparues les possibilités de vente en ligne, symbolisées par l’émergence d’Amazon et la question ultérieure des prix d’expédition. livraison. D’où un nouveau front dans la protection des librairies indépendantes : obtenir par une nouvelle loi l’instauration de prix minimaux de livraison permettant aux plus petits acteurs du secteur de continuer à écouler leurs plus faibles volumes sans se poser de questions inquiétantes sur leur modèle économique.
Cela s’est fait en plusieurs étapes : d’abord par une loi de 2014 qui interdisait le cumul des 5% de remise et de la gratuité des frais de port, puis par une loi plus restrictive de 2021 instaurant un prix plancher de livraison, lequel plancher a finalement été fixé à trois euros pour tout commande n’excédant pas 35 euros (et 1 centime au-delà) par un décret entré en vigueur en octobre 2023. Ces mêmes trois euros qu’Amazon pense pouvoir éviter de facturer compte tenu d’une disposition de la loi 2021 qui exonère les livraisons fait « dans un commerce de vente au détail de livres. »
Même si le discours gouvernemental et celui du Syndicat de la Librairie française (SLF) tournent pieusement autour de l’égalité territoriale, du pluralisme culturel et du « concurrence loyale » heureusement préservé par l’existence du prix minimum de livraison, personne ne pense à cacher qu’il s’agit avant tout d’inciter les lecteurs à aller en librairie plutôt que de commander chez Amazon et autres, comme le dit le titre brutal. le journal Le Monde à cette occasion.
Ce qui signifie ni plus ni moins que la « concurrence loyale » en question est en réalité une notion de rupture de concurrence destinée à protéger certains acteurs économiques au détriment de certains autres, moins appréciés du pouvoir.
Dans ce domaine, on rappellera qu’au - du Covid, les livres n’étaient pas du tout considérés comme des produits essentiels par le gouvernement Macron-Castex. Résultat : les librairies et rayons spécialisés des supermarchés ont été fermés sur décision administrative tandis que les ventes en ligne ont pu poursuivre leurs activités. Divergence et incohérence obligent, Amazon n’en a pas moins été vilipendé par l’ensemble de la classe dirigeante et la sphère anticapitaliste. “Amazon se bourre, à nous de ne pas les bourrer”s’exclamait alors la ministre de la Culture Roselyne Bachelot. Et de prendre en charge les frais de port des libraires « quoi qu’il en coûte » plutôt que d’autoriser la réouverture des librairies sur le modèle des boulangeries.
La situation aujourd’hui
On voit d’abord que les librairies indépendantes gardent la tête haute face à la concurrence d’internet, avec une part de marché de 23,7% contre 22,2% pour les acteurs en ligne (Amazon, fnac.com, etc.). ) en 2023, comme le montre le schéma ci-dessous, tiré d’une infographie du ministère de la Culture. Par rapport à 2022, les trois premiers secteurs de distribution ont augmenté leur part de marché, tandis que les trois derniers sont restés stables ou ont perdu du terrain :
Par ailleurs, malgré la terrible concurrence de la vente en ligne, le métier de libraire indépendant continue de séduire, à tel point que la création de librairies a atteint un « niveau record » en 2022. La démarche, engagée dans la « culture, l’égalité, proximité », est clairement militant – qui ne rêverait pas d’ouvrir sa petite entreprise parfaitement à l’abri de la concurrence grâce aux bons offices de l’État ? Et parfois totalement farfelu, comme le rapporte Didier Grevel, délégué général de l’Association pour le développement des librairies créatives. Nous l’avons même présenté « un concept de librairie de câlinothérapie dans lequel le client pouvait acheter des livres, tout en caressant des lapins »… La saturation du marché n’est pas loin et Amazon n’y est pour rien.
Reste que pour de nombreux consommateurs manquant de - ou habitant trop loin des quartiers commerçants pour se rendre facilement en librairie, le prix moyen des livres est majoré de ces 3 euros. Par ailleurs, les ventes de livres d’occasion, non concernées par cette disposition, sont en plein essor, ce qui n’est pas l’affaire des libraires indépendants, peu intéressés par ce créneau. Du coup, l’idée des libraires et des éditeurs d’obtenir une taxation des livres d’occasion est bien avancée auprès des pouvoirs publics. Et tant pis pour les consommateurs.
Il est cependant possible de s’adapter aux évolutions des techniques de vente et des modes de consommation. Une première démarche consiste à se regrouper, une seconde à adopter de nouvelles méthodes de vente et une troisième à se spécialiser. L’existence d’Amazon n’empêche en rien l’apparition de niches très spécialisées qui ont la capacité de développer un marketing sur mesure pour leurs produits. En fait, cela les excite. A côté de la Fnac, il y a toujours eu des librairies spécialisées et des magasins de matériel Hi-Fi et photo très pointus. Pareil aujourd’hui pour Decathlon et les magasins d’équipement de montagne de haut niveau.
Il apparaît cependant que faire appel à l’État pour réglementer et taxer ceux qui empêchent de tourner en rond reste la méthode privilégiée par des acteurs économiques peu soucieux de se remettre en question. Le livre d’occasion c’est peut-être bon pour la planète, mais pour les libraires, pour les éditeurs, pour le pluralisme culturel, c’est moins bon, donc… Encore une incohérence-divergence à imputer à la bataille du livre.
Sans oublier le plus beau, celui qui consiste à dénoncer le « dumping », c’est-à-dire les ventes à perte d’Amazon qui ne veut pas facturer de frais de livraison, tout en accusant aussi la plateforme de se gaver trop peu de bénéfices taxés !