C’était la marque de fabrique de la librairie Cheikh, au centre de Tizi-Ouzou : des dédicaces, qui permettent la rencontre entre un auteur et ses lecteurs, des échanges et parfois des débats. Mais cette institution de la deuxième ville de Kabylie a dû abandonner sa tradition lorsque, lundi 28 octobre, les autorités locales ont imposé une autorisation préfectorale pour toute invitation d’un auteur à venir signer ses œuvres. Quatre jours plus tôt, l’établissement avait annoncé l’annulation d’une séance de dédicaces prévue avec l’auteure algéro-française Hédia Bensahli pour son livre Algérie juive. L’autre moi que je connais si peu. Le résultat d’une intense polémique sur les réseaux sociaux autour de cet essai historique sur la présence juive dans le pays de l’Antiquité jusqu’à l’indépendance, en 1962, publié aux Éditions Frantz Fanon et préfacé par la romancière française Valérie Zenatti.
De multiples accusations sur Internet
La polémique a éclaté dès l’annonce de la rencontre à la librairie Cheikh. Le coup d’envoi revient à un journaliste de la télévision d’État qui, dans un post sur Facebook le 23 octobre, dénonce un « provocation pour les Algériens » et un « acte odieuxpour nos frères de Gaza. Certains intellectuels et membres de la classe politique, dont un ancien ministre, vont plus loin en critiquant « une tentative de normalisation » Les relations de l’Algérie avec l’Etat hébreu, qu’elle ne reconnaît pas. « L’Algérie n’a jamais été et ne sera jamais juive ! » »fustiger les autres internautes, notamment les journalistes. « Mon essai se concentre sur la longue histoire de l’Algérie, indépendamment de ce qui se passe dans d’autres régions du monde. Sa publication, quelques semaines avant les événements du Moyen-Orient, était due à une coïncidence que je ne pouvais ni anticiper ni contrôler ; le livre était déjà en vente lorsque la guerre a éclaté. »expliquait pourtant l’auteur en février dernier dans un entretien au journal francophone Soirée algérienne.
L’histoire ne s’arrête pas là. En urgence, un député islamiste a contacté le ministère de la Culture pour interdire les deux séances de dédicaces prévues – celle de Tizi-Ouzou et une autre qui se tiendra à Alger le 26 octobre – et retirer les exemplaires des rayons. Depuis, des descentes de police ont eu lieu dans certaines librairies. Quant à l’éditeur, Amar Ingrachen, il sera placé en garde à vue pendant trois jours. Dans la foulée, la justice ouvre une enquête pour comprendre comment l’ouvrage a pu être publié et enregistré par la Bibliothèque nationale sans être remarqué, en septembre 2023. À ses yeux, elle remet en cause l’un des « constantes nationales »ces bases de l’identité algérienne scellées dans le marbre de la Constitution, qui affirme que la Nation est arabe, musulmane et berbère.
Série d’attaques contre la liberté d’expression
Ce pilori rappelle les attentats qui, en juillet dernier, ont visé le roman Houariapar Inaam Bayoudh, accusée d’avoir contenu “des propos obscènes” dans un flot de messages sur Internet qui a conduit l’éditeur à fermer ses portes. Elle s’inscrit dans un contexte plus général de tentative d’étouffer toute voix littéraire qui se distancie de l’ordre établi, sur le terrain religieux, moral, politique… Ainsi, à la veille de la Foire internationale du livre d’Alger (Sila) , qui doit ouvrir ses portes le 6 novembre, la pression se fait croissante sur les éditeurs et écrivains jugés iconoclastes. Arezki Aït-Larbi, directeur des Éditions Koukou, en sait quelque chose qui, comme l’année dernière, est interdit au Sila – comme dans les autres salons. Il a notamment publié Les derniers jours de Mahometpar l’historienne tunisienne Héla Ouardi, présentée comme « le portrait d’un homme restitué à son historicité et à sa dimension tragique ». Une remise en question de l’histoire séculaire du prophète. Gallimard ne fait pas exception. L’éditeur de Hourisun roman dans lequel l’écrivain algérien francophone Kamel Daoud critique le traitement officiel de la mémoire de la Décennie noire, a également été interdit au Sila.
Pour Arezki Aït-Larbi, ces décisions visant les éditeurs et les auteurs relèvent du” arbitraire “. Il voit derrière eux un « comité de censure » qui ne donne pas son nom à la direction du livre du ministère de la Culture et qui serait chargé de « attaquer toute liberté d’expression ». « Toute activité parallèle à celle des institutions, comme écrire ou publier un livre, est considérée comme insidieuse et donc interdite.regrette un journaliste écrivain qui a requis l’anonymat. Déjà la scène littéraire est pauvre en activité, si on ferme les quelques espaces existants, il ne restera plus rien. C’est tout simplement la liberté d’expression que les autorités veulent s’attaquer. » Ils n’ont jamais communiqué sur ces sujets.