Deux attitudes face à une même réalité, la pauvreté. D’une part, “un énorme mouvement” sur le terrain en mobilisant enseignants, travailleurs sociaux, associations, citoyens qui luttent pour soutenir notamment les sans-papiers, un mouvement dont « Les atouts sont largement sous-estimés ». De l’autre, une certaine indifférence. “Obsédés par les sondages, focalisés sur l’immigration, les partis traditionnels, de droite à gauche, s’intéressent au fond très peu à cette question” qui alimente cependant « un ressentiment sourd » tandis qu’un tiers des Français se sentent pauvres ou craignent de le devenir dans les cinq prochaines années. C’est le constat de cette rupture que Louis Maurin, le directeur de l’Observatoire des inégalités et Anne Brunner, chargée des études, dressent en préambule de leur quatrième rapport sur l’état de la pauvreté en France, publié ce mardi 3 décembre.
Vilipendé pour son coût financier, notamment en ces - de déficit budgétaire accru, le système social français a fait en sorte que la pauvreté n’explose pas lors des deux dernières crises, la pandémie et le début de la crise inflationniste. Mais il ne parvient pas à l’éradiquer ni même à la faire reculer. « Plus que les variations annuelles, il faut regarder les évolutions à long terme, estime Louis Maurin. En vingt ans, 1,4 million de personnes supplémentaires vivent sous le seuil de pauvreté et le taux de pauvreté a augmenté de 1,5 point.»
1% de la population avec moins de 400 euros par mois
En 2022, 5,1 millions de personnes étaient comptées comme pauvres, soit 8,1 % de la population, avec un seuil de pauvreté à 50 % du revenu médian, soit 1 014 euros par mois pour une personne seule, prestations sociales comprises (2 500 euros pour un couple avec deux enfants de plus de 14 ans). L’Observatoire des inégalités préfère cette définition à celle de l’Insee, moins restreinte, avec un seuil de 60 %, soit 1 216 euros, ce qui correspond à un taux de pauvreté touchant 14 % de la population. Il croit qu’un « Une conception trop large de la pauvreté a deux effets pervers » : « susciter des discours qui relativisent l’importance du phénomène » et «alimenter les critiques du modèle social français». « Exagérer un phénomène n’aide pas à le résoudre »pensent les auteurs.
Quelle que soit la définition, ces statistiques ne dressent pas un tableau complet, puisqu’elles n’identifient pas tous les pauvres, et notamment ceux qui ne vivent pas dans des logements dits « ordinaires ». « Plus de deux millions de personnes ne sont pas prises en compte dans les données annuelles sur la pauvreté au seuil de pauvreté fixé à 60 % du niveau de vie médian »souligne le rapport. Parmi eux, 280 000 détenus, personnes âgées et autres personnes résidant en collectivité, 100 000 autres dans des mobil-homes, 200 000 sans logement et 1,5 million de plus dont la Guadeloupe, la Réunion, la Martinique, la Guyane et Mayotte, selon les estimations de l’Insee. D’autres encore échappent aux données, constate Louis Maurin : « Certains jeunes ou étrangers sans papiers n’ont rien, on ne peut pas les mesurer. Selon les données d’Eurostat, 1% de la population vit avec moins de 400 euros.»
Risque accru pour les célibataires et les familles monoparentales
Face au risque de pauvreté, tous ne sont pas égaux. Certaines catégories de population sont particulièrement touchées par la précarité. Les plus jeunes, notamment les enfants (dont 11,4% sont pauvres) et les jeunes adultes (10% parmi les moins de 30 ans), sont confrontés à des difficultés d’insertion et ne peuvent prétendre au RSA avant 25 ans. Selon la composition familiale : le risque est accru pour les personnes seules, “deux fois plus touché que les couples”les familles monoparentales, mères dans la grande majorité des cas, étant particulièrement concernées (19,2% d’entre elles). Par ailleurs, la séparation est l’un des points de bascule : elle pousse 22 % des familles qui n’y étaient pas auparavant sous le seuil de pauvreté, selon l’Insee. Une situation qui est le plus souvent transitoire.
L’exposition au risque varie également selon l’origine géographique, le taux de pauvreté atteignant 18,8% parmi les immigrés, qui « combinent souvent les difficultés des personnes peu qualifiées, les discriminations à l’embauche et l’interdiction faite aux étrangers non européens d’exercer un grand nombre d’emplois en France »indique l’état des lieux. Selon le handicap également, avec par exemple une forte proportion de personnes en situation de privation, 39 % des personnes handicapées de 16 à 64 ans le déclarent, contre 15 % de cette tranche d’âge dans l’ensemble de la population.
« Le diplôme initial vous classe à vie »
Avoir un emploi fait une nette différence, mais ne constitue pas une garantie absolue d’échapper à la pauvreté. Ainsi 24,5% des chômeurs et 22,1% des inactifs non retraités vivent sous le seuil de pauvreté et les actifs sont certes concernés, mais dans des proportions moindres. 2,9% des salariés et 12,5% des travailleurs indépendants sont considérés comme des travailleurs pauvres – une proportion stable depuis vingt ans. Ces taux sont toutefois plus élevés pour certaines professions, comme les ouvriers (7,3% d’entre eux) ou les employés (6,4%). Au total, 1,1 million de personnes ont un emploi mais ont un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté, selon l’Insee. « La population pauvre est souvent marquée par un manque de qualification dans un pays où le diplôme initial prépare à la vie : 81% des pauvres n’ont pas dépassé le baccalauréat »note le rapport.
La baisse du taux de chômage ces dernières années se traduit par l’augmentation d’une partie des revenus, mais celle du travail ne suffit pas. « pas toujours pour échapper à la pauvreté, si leur contrat est précaire ». Même avec un salaire minimum indexé sur l’inflation, cette dernière a rendu plus chères des dépenses contraintes, qui pèsent davantage sur les budgets des ménages pauvres que sur ceux des plus aisés, comme celles liées à l’alimentation, aux transports ou au logement. Ce dernier poste représentait 9 % du budget des ménages au début des années 2010, il en occupe 23 % aujourd’hui.
L’écart se creuse avec les classes moyennes
Alors que le débat public se concentre sur les plus riches, avec un projet de fiscalité mondiale discuté lors du dernier G20 au Brésil et des dispositions visant à impliquer les plus riches incluses dans le projet de loi de finances de l’année prochaine, l’Observatoire des inégalités appelle à s’intéresser au bas de l’échelle des revenus. « La fracture sociale n’est pas seulement le résultat de l’enrichissement des plus riches de notre société, elle se creuse aussi par le bas »insiste le rapport, qui rappelle que « le seuil de pauvreté étant calculé par rapport au niveau de vie médian »une augmentation du taux de pauvreté « Cela ne signifie pas que les plus pauvres s’appauvrissent, mais qu’une partie croissante de la population la plus pauvre s’éloigne du niveau de vie des classes moyennes. »
Ces derniers mois ne devraient pas arranger la situation, selon les indicateurs de l’Insee. Ils font état d’une nette augmentation des privations, avec deux fois plus de personnes touchées qu’il y a dix ans, et suggèrent que l’année dernière, l’arrêt des mesures les plus exceptionnelles de lutte contre l’inflation a laissé pour compte les plus pauvres. Cette fracture pourrait se creuser un peu plus l’année prochaine, avec la mise en œuvre de la réforme du RSA et la multiplication des sanctions qui l’accompagnent.