Le Bastion des Larmes a été particulièrement salué par la critique et a été nominé cette année pour de nombreux prix (Goncourt, Décembre, Médicis, Grand Prix du roman de l’Académie française). Comment vivez-vous ce succès ?
Je suis très heureux et surpris de l’accueil réservé à ce livre. Je pensais qu’entrer dans les détails les plus profonds de la vie marocaine n’intéresserait pas les lecteurs en France, et c’est précisément le contraire qui s’est produit. J’ai compris que plus on est précis, plus on peut toucher des personnes a priori très éloignées de cette vie.
Le Bastion des Larmes poursuit des thématiques qui vous hantent (marginalité, exil, inégalités sociales). Mais où se situe ce livre par rapport aux précédents comme Celui qui mérite d’être aimé ou Une mélancolie arabe?
Je pense que chaque roman que je publie me permet d’aller vers de nouvelles profondeurs, ne serait-ce que pour comprendre comment nous évoluons tous dans l’existence, et comment les mémoires des autres interagissent avec les nôtres. Toutes mes œuvres sont des livres vocaux. Il n’y a pas que celle d’un héros qui me ressemble un peu, mais aussi d’autres voix qui s’affrontent. Dans Le Bastion des Larmesla confrontation se déroule entre le personnage principal et ses sœurs, les morts et les vivants, le passé et le présent. Il atteint un niveau de feu immense, encore plus puissant que dans les autres livres.
Vous revenez sans cesse à ce souvenir de l’époque où vous et vos sœurs étiez ensemble lorsque vous viviez dans la promiscuité. Pourrait-on en parler en particulier ?
Mes sœurs étaient incendiaires, déconstruisant tout et inventant sans cesse des stratégies de survie, des moyens de s’imposer dans le monde. Pour moi, c’était l’école à laquelle je devais m’en tenir. En rentrant un jour à Salé, ma ville d’origine au Maroc, pour vendre la maison de ma mère décédée, j’ai remarqué à quel point mes sœurs avaient vieilli. L’endroit où nous avons grandi ensemble n’existait plus et nous étions comme des âmes errantes. Une fois nos parents partis, que faisons-nous de ce lien qui nous unit ? C’est en me posant cette question que j’ai compris que les éléments contenus dans le livre pouvaient m’aider à y répondre.
On a le sentiment en lisant votre livre qu’il y a une oscillation permanente, un déchirement entre le désir de défendre les gens dont vous parlez, en même temps et le désir de prendre la responsabilité de tout le mal qui a été causé…
Au fil du temps, ce lien que Youssef, le personnage principal du roman, entretient avec ses sœurs devient comme une ruine. Nous devons résister à notre transformation en fantômes de nous-mêmes, ce que le pouvoir fait à l’amour qui nous relie et qui ne peut même plus s’exprimer. Le personnage comprend que ses sœurs vont bientôt mourir et qu’il ne peut pas les laisser derrière lui sans sauver quelque chose de leur lien – même si dans son enfance, elles ne l’ont pas protégé des violences du monde ou du viol.
« Ce livre analyse la façon dont le pouvoir pénètre dans le cœur des gens qui s’aiment. »
Ce travail est-il une sorte d’errance, tant à travers les rues de Salé qu’à travers votre propre âme et la mémoire de ceux qui vous ont marqué ?
Il s’agit bien évidemment d’une errance dans laquelle Youssef tente sans cesse de renégocier avec le monde. Le point culminant de l’œuvre est l’épisode du hammam, où le héros voit un jeune enfant se faire violer par un vieil homme respecté. Il voit que ce qui lui est arrivé dans cet endroit il y a 40 ans n’a jamais cessé de se reproduire. A ce moment-là, il comprend que le fleuve de l’amour doit vraiment déborder. Juste après ce passage, son empathie, notamment envers ses sœurs, devient plus grande.
Tout au long du roman, il y a une violence particulière de cette réalité qui fait de quiconque a du pouvoir et de l’argent une personne intouchable. Est-ce quelque chose qui résonne encore en vous aujourd’hui ?
Le pouvoir et les riches sont toujours dans la même alliance, que ce soit au Maroc ou ailleurs dans le monde. Ce livre analyse comment le pouvoir pénètre dans le cœur des gens qui s’aiment. Nous croyons que nous sommes libres, mais le système dans lequel nous vivons est déjà bien en avance sur nous. Il ne cesse de renouveler ses pièges. Il nous faut beaucoup de temps pour comprendre cela et, dans le cas de Bastion des Larmescomprendre que la relation entre mes sœurs et moi est cette puissance qui l’a établie entre nous. Ils sont convaincus que j’ai réussi en France, même si ici, je ne suis qu’un immigré.
Et à l’inverse, je crois qu’ils éprouvent plus d’amour et de bonheur, car ils sont en famille, alors que je suis seul. Youssef veut réveiller la rébellion entre tous ces êtres : il les affronte émotionnellement, psychologiquement, mémoriellement, politiquement, à travers ce qu’ils ont vécu ensemble et non à travers ce que le pouvoir leur fait. Et en réalisant cet affrontement, il voit comment le pouvoir sépare les uns des autres. Je souhaite en quelque sorte proposer une méthode de solidarité à travers ce livre.
Qu’est-ce que le « bastion des larmes » après tout ?
Ce lieu, qui correspond physiquement aux remparts de la ville de Salé, est une fenêtre symbolique pour les êtres guérisseurs. Cela ne sert pas seulement Youssef, mais un tout bien plus vaste. Il est très important qu’un combat individuel rejoigne les autres. La littérature est là pour contrecarrer ce discours de pouvoir ou de religion. Il sert à déconstruire, tout en offrant une autre manière d’aller vers l’autre.
Ce climat de peur permanente que vous décrivez avoir vécu, en tant qu’homosexuel au Maroc, peut-on dire qu’il perdure aujourd’hui ?
D’une part, j’ai grandi avec l’idée que j’étais le seul homosexuel existant. J’avais toujours peur de ce qui allait m’arriver. Il a donc fallu que je sois plus intelligent que les autres pour survivre. Aujourd’hui, quand on va sur les réseaux sociaux, on voit qu’il y a un grand nombre d’homosexuels qui s’y trouvent. Quelque chose a définitivement changé. Mais ce qui a changé vient de ceux qui ont le courage de ne pas attendre que le pouvoir change de regard sur eux et que les lois qui les criminalisent soient transformées. Je trouve la communauté LGBTQIA+ marocaine héroïque. Elle ose vivre dans la lumière, même si la volonté du pouvoir de les maintenir dans la peur existe toujours. Bien sûr, c’est loin d’être facile pour elle, mais je ne veux pas l’enfermer dans des débats qui la pousseraient encore plus loin.
Au Maroc, la langue française est la langue de l’élite. Qu’est-ce que ça fait d’écrire vos romans dans cette langue maintenant ? Et voir reçu le Prix de la Langue française, notamment ?
Même si elle ne parlait pas français, ma mère n’a jamais cessé de mélanger plusieurs mondes et rapports au monde. Dans mes livres, je fais la même chose, j’écris en français, mais je viens avec l’imagination du pauvre marocain. Je fais donc en sorte qu’il se passe autre chose que le simple respect de la langue française et je pense que c’est la seule manière de l’enrichir. C’est en pensant à ma mère que j’ai reçu ce prix.