235,8 milliards d’euros, soit 8,9 % du produit intérieur brut : c’est, selon l’Insee, le montant – vertigineux – de la consommation de « biens de soins et médicaux » en France en 2022. Dans cet ensemble, qui couvre un domaine très vaste (hôpital et soins de proximité, soins dentaires et optiques, laboratoires d’analyses, etc.), la consommation de médicaments s’élève à 32,8 milliards d’eurosen hausse de 5,3% par rapport à 2021.
Dans un contexte de besoins croissants (vieillissement de la population, augmentation des maladies chroniques), cette évolution est-elle pour autant alarmante ?
« Il est difficile de porter un jugement global, car les patients sont dans des situations cliniques dont les besoins sont évalués au niveau individuel », souligne Alexandre de La Volpilière, directeur général adjoint des opérations à l’Agence nationale de sécurité. médicaments et produits de santé (ANSM). Dans la grande majorité des cas, la consommation est justifiée. La question est plutôt celle de la bonne prescription : or, pour certaines populations et certaines catégories de médicaments, le problème de la surprescription est réel. »
Trop d’antibiotiques et de benzodiazépines
Malgré un déclin continu depuis 10 ans, la France reste le premier 4ème pays européen le plus friand d’antibiotiques (derrière la Grèce, la Roumanie et la Bulgarie). Nous sommes même en tête du classement en termes de consommation d’antibiotiques oraux. Si ces médicaments sont indispensables dans le traitement des maladies infectieuses, leur usage massif et souvent inapproprié favorise l’apparition de résistances bactériennes.
Le phénomène de résistance aux antibiotiques est également considéré par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) comme « l’une des menaces les plus graves pour la santé mondiale, la sécurité alimentaire et le développement ». En France, chaque année, 125 000 infections et 5 500 décès sont imputables à ce fléau.
Dans le domaine de benzodiazépines (cette appellation regroupe une vingtaine de médicaments généralement prescrit pour soulager l’anxiété, le stress ou l’insomnie), la France est également un mauvais élève en Europe, se classant deuxième sur le podium. Les prescriptions augmentent particulièrement chez les plus jeunes : selon un rapport du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge, le recours aux antidépresseurs a bondi de 62 % chez les enfants et adolescents entre 2014 et 2021. L’augmentation est de 48 % pour les antipsychotiques et même 155% pour les hypnotiques et sédatifs.
« Cette surconsommation peut avoir des conséquences individuelles et collectives particulièrement graves : des études internationales montrent par exemple une Augmentation de 60 à 80 % du risque d’accidents routiers associée à la consommation de benzodiazépines, indique Alexandre de La Volpilière. Réduire cette consommation est devenu un enjeu de santé publique pour la France. »
L’ANSM travaille également, avec les acteurs de terrain, sur le deuxième volet de sa campagne sur le bon usage des médicaments, qui sera consacrée à cette problématique.
Risques de complications en cas de polypharmacie
La surconsommation de médicaments expose également plus d’effets secondaires (appelé « médicament iatrogène »). Ce risque concerne particulièrement les plus de 65 ans. « Par nature, les personnes âgées sont polypathologiques et donc polymédicamentées », résume le Dr Éric Baseilhac, président de l’Association Bon Usage du Médicament (ABUM). Ils ont tendance à consommer beaucoup de médicaments et en même -, ils ont une physiologie qui les affaiblit, puisque les organes d’épuration – le rein et le foie – fonctionnent souvent moins bien. »
“L’utilisation de plusieurs familles de médicaments chez un même patient peut entraîner des complications”, ajoute le Dr Pierre de Bremond d’Ars, médecin généraliste à Malakoff (Hauts-de-Seine). Nous disposons de modèles et d’outils pour essayer de limiter au maximum les interactions. Mais, à partir de plus de 4 médicaments pris ensemble, cela devient compliqué. On sait désormais que certaines hospitalisations, soins et recours aux urgences pourraient être évités car liés à cette iatrogénie. »
Enjeux environnementaux et économiques
Au-delà des enjeux de santé, la surconsommation de médicaments soulève également des questions d’un point de vue environnemental. Selon les études réalisées par le Shift Project, le système de santé français est responsable de près de 8 % des émissions de gaz à effet de serre du pays, et celles-ci sont les achats de médicaments qui pèsent le plus dans le solde (29% du total). Tout au long de leur cycle de vie (de leur production à leur élimination, en passant par leur transport), les produits pharmaceutiques ont un impact important sur la planète.
« Chaque médicament a un coût en eau et en énergieSans compter qu’il est souvent conditionné dans du plastique, souligne le Dr Bremond d’Ars. Nous rejetons également des produits chimiques dans la nature par l’urine et les selles (1). Si l’on se place dans la perspective d’une médecine du XXIe siècle qui préserve aussi l’écologie pour préserver la santé, moins nous donnerons de médicaments aux patients, moins les effets sur les écosystèmes seront importants. »
L’équilibre du système de santé est également en jeu : dans un contexte de recherche de maîtrise budgétaire, éviter les longues ordonnances permet d’économiser de l’argent. Pour certains médicaments qui connaissent des tensions d’approvisionnement, un usage excessif ou inapproprié peut également « priver certains patients de la possibilité de bénéficier d’un traitement adapté », prévient le directeur général adjoint des opérations de l’ANSM.
Vers une « sobriété des prescriptions »
Comment répondre à ces défis ? Pouvoirs publics, professionnels de santé et opérateurs du secteur militent depuis plusieurs années pour une consommation plus « responsable » de produits pharmaceutiques.
Dans le nouvel accord médical signé entre l’Assurance Maladie et les syndicats de médecins libéraux (2), le principe de « sobriété des prescriptions » (« prescrire moins autant que possibleà pertinence et qualité de soins équivalentes ») fait également partie des engagements des praticiens. Parmi les objectifs figurent également la lutte contre la résistance aux antibiotiques (« réduire la prescription d’antibiotiques 10% à partir de 2025 et 25% d’ici 2027) et la réduction de la polypharmacie. Une « consultation de déprescription pour patients hyperpolymédiqués » a également été créée pour accompagner les personnes de plus de 80 ans dont la prescription comprend plus de 10 lignes de traitement.
« Les acteurs se mobilisent dans le bon sens et les choses se mettent en place, mais il ne faut pas baisser la garde », estime Éric Baseilhac. Changer les comportements concernant le bon usage des médicaments est un processus à long terme. Ce terme de « sobriété » est très intéressant, car il nous invite à considérer la médecine comme un bien précieuxqui ne doit pas être mal utilisé ou gaspillé. Cela nous oblige également à nous interroger, collectivement, sur notre rapport aux médicaments : en sommes-nous dépendants ? Nous vivons dans une société qui, faute de - et de disponibilité des soignants, a tendance à privilégier les traitements « de déclenchement » : les médicaments sont donnés pour répondre à des symptômes plutôt qu’à un diagnostic. Et cela favorise la multiplication des drogues. »
D’autres facteurs peuvent également expliquer la situation. «Nous avons eu pendant très longtemps un modèle paternaliste, où le médecin ordonnait au patient de prendre tel ou tel médicament», analyse Pierre de Brémond d’Ars. L’industrie pharmaceutique a également joué un rôle majeur dans l’équation. Aujourd’hui, nous sommes davantage dans un modèle de collaboration qui nécessite la participation des patients. Notre rôle est de les accompagner dans leur ensemble et de leur offrir un accompagnement plus large que le médicament lui-même. C’est la richesse et le cœur de notre métier. »
- Les stations d’épuration conventionnelles ne peuvent pas éliminer complètement les produits pharmaceutiques des eaux usées.
- La convention médicale est un ensemble de textes qui régissent les liens entre les médecins libéraux et l’Assurance Maladie. Il est conclu pour une durée de 5 ans.