« Il est temps de voler. » C’est par ces mots que Jarrett Jones, vice-président de Blue Origin, a résumé mardi dans un communiqué le moment crucial que vivra son entreprise dimanche à 7 heures (heure française) à Cap Canaveral, en Floride. L’entreprise fondée par Jeff Bezos il y a vingt-cinq ans doit lancer pour la toute première fois son New Glenn, un lanceur lourd réutilisable de près de 100 mètres de haut présenté comme un rival du Starship de SpaceX. Un vol inaugural plus qu’important pour Blue Origin, qui, si la mission réussit, pourrait concurrencer la société d’Elon Musk.
“Jeff Bezos a des ambitions spatiales depuis très longtemps mais, jusqu’à présent, l’entreprise n’a pas encore réussi à lancer une fusée en orbite”, explique Paul Wohrer, chercheur spécialisé dans les questions spatiales à l’Ifri (Institut français des relations internationales). Si Blue Origin n’en fait pas son premier essai en matière de fusées avec sa New Shepard, elle n’a effectué que des vols suborbitaux, c’est-à-dire juste au-dessus des limites de l’espace, à des fins de tourisme spatial et d’expérimentations scientifiques.
Rassurer les clients
Le lancement du New Glenn, qui doit passer six heures en orbite, est donc un changement de dimension pour l’entreprise de Jeff Bezos. “Il est important pour Blue Origin de prouver qu’ils sont un partenaire fiable, notamment pour la NASA, mais aussi pour les différents clients qui ont réservé leur vol sur cette fusée”, explique Paul Wohrer.
L’entreprise a déjà signé des contrats avec la NASA pour une mission sur Mars et une autre mission habitée sur la Lune, mais aussi avec le gouvernement américain pour des missions de sécurité nationale et avec des acteurs commerciaux, dont la société canadienne Telesat pour le déploiement de satellites Internet.
Un retard à rattraper
Jeff Bezos joue donc gros dimanche, alors que sa société a pris du retard sur SpaceX, fondée en 2002, deux ans après Blue Origin. La différence de progrès entre les deux sociétés nouvel espace s’explique principalement par leurs modèles de développement très différents. SpaceX a innové dans le domaine spatial en basant sa stratégie sur des tests et de la pratique, quitte à détruire ses prototypes. «Une fois que ça marche, ça marche presque en permanence», explique Paul Wohrer. C’est ainsi qu’ils ont travaillé au développement du programme Falcon et au développement du Starship. »
Blue Origin a adopté une philosophie plus traditionnelle, « où l’on construit quelques copies qui doivent fonctionner après quelques tests et lancements », décrit le chercheur. » Ce qui explique le retard de Blue Origin, « la philosophie adoptée par SpaceX ayant été plus efficace jusqu’à présent », mais aussi la différence de gravité de l’échec d’un lancement entre les deux sociétés : « S’il y a un échec de Blue Origin [dimanche]ce sera bien plus grave pour eux que s’il y avait une panne du Starship [en début de semaine] », résume Paul Wohrer.
Fort potentiel
Mais le succès du New Glenn pourrait rebattre les cartes et permettre à Blue Origin de rattraper SpaceX. « Leur programme actuel est moins ambitieux que Starship, mais Starship [toujours en développement] reste un pari assez risqué, selon le chercheur. Les deux rivalisent sur des modèles un peu différents, et il faudra voir si l’un réussit là où l’autre échoue, ou si les deux réussissent. »
Rendez-vous la semaine prochaine : « Nous aurons une vision plus claire de l’avancée des projets de chacun après le septième lancement du Starship », prévu lundi soir au plus tôt. Malgré l’incertitude, Paul Wohrer estime toujours que « Blue Origin peut être un concurrent viable d’un point de vue purement commercial et client ».
“Pas une menace immédiate pour SpaceX”
De là à faire de l’ombre à SpaceX ? Pas si sûr. « Blue Origin ne constitue pas forcément une menace immédiate pour SpaceX, selon le chercheur de l’Ifri. [La société d’Elon Musk] bien à l’avance, ils le garderont sûrement. » D’autant que, en termes de capacités brutes, la New Glenn, « forme intermédiaire de fusée entre le Falcon 9 et le Starship de SpaceX, est un entre-deux dont il faudra démontrer sa viabilité ». Pour cette fusée, « à peu près la capacité d’un lanceur de type Falcon Heavy » [le lanceur super lourd de SpaceX]la question sera de savoir comment elle va se positionner sur le marché et s’il y aura une demande pour ce type de capacité.
La question du prix, et donc de la compétitivité de Blue Origin par rapport à ses concurrents, sera également centrale. “A l’heure actuelle, nous disposons de très peu d’informations sur le prix éventuel d’un lancement avec un New Glenn”, précise Paul Wohrer. Puisque le premier étage est réutilisable, « ils envisagent d’en construire très peu. Le coût du deuxième étage serait donc le facteur dominant dans le prix de lancement. »
Sans oublier la question des relations entre les entreprises spatiales et les institutions américaines, notamment au vu de l’importance politique prise par Elon Musk. “Il y a des interactions interpersonnelles très importantes sur le terrain entre Donald Trump, Elon Musk et Jeff Bezos”, souligne Paul Wohrer. Jeff Bezos est la bête noire de Trump depuis très longtemps. Récemment, il ne semble pas s’être positionné contre Trump pendant la campagne… » Leurs relations pourraient peser lourd dans la balance.
Briser le monopole
Certes, beaucoup de variables et d’inconnues, mais c’est quand même un fait pour le chercheur : « Si le lancement de [dimanche] Si tout se passe bien, nous aurons un nouveau concurrent dans le domaine spatial, et donc plus de choix pour les futures missions commerciales ou gouvernementales. »
Une bonne nouvelle pour la NASA et certaines institutions, notamment militaires, qui disposeront d’une autre porte d’entrée vers l’espace que SpaceX, qui détient un quasi-monopole sur le marché des lancements. “L’arrivée d’un nouveau concurrent permet de compenser les éventuelles défaillances de SpaceX s’il y en a eu, car celles-ci restent des activités assez risquées, mais aussi de moduler les prix”, conclut Paul Wohrer. Blue Origin a donc tout à gagner… Sous réserve d’un lancement réussi.