« Les humains sont essentiels pour former les systèmes »

Maxime Cornet et Clément Le Ludec, à Paris, le 26 janvier 2024. CLAIRE CORRION

L’intelligence artificielle (IA) est plus humaine qu’on ne le pense. Le développement de nombreux systèmes de reconnaissance d’images, d’analyse de texte, de manipulation sonore, etc. nécessite le travail de « petites mains » indispensables. Les jeunes sociologues Maxime Cornet, doctorant à l’Institut interdisciplinaire d’innovation, et Clément Le Ludec (Centre d’études et de recherche en sciences administratives et politiques, à Paris), qui a soutenu son doctorat en mars, ont tenté de comprendre leur rôle en interrogeant, depuis 2021, une vingtaine d’entreprises de ce secteur en France. Cela les a amenés à étudier sept de leurs sous-traitants à Madagascar, ainsi qu’environ deux cents de leurs salariés. Dans le journal Mégadonnées et société, ils ont publié, en 2023, avec Antonio Casilli, « Le problème de l’annotation. Travail humain et sous-traitance entre la France et Madagascar ».

Pourquoi les systèmes d’intelligence artificielle ont-ils besoin de petites mains ?

Clément Le Ludec: Ces techniques sont utilisées pour classer, détecter, etc., selon des principes d’apprentissage. De grandes quantités de données dites de formation – images, vidéos, textes, etc. – sont utilisées pour leur élaboration, afin de pouvoir généraliser les réponses à de nouvelles données. Les humains sont donc essentiels pour entraîner l’IA, soit pour générer des données, par exemple en se filmant en train de marcher devant une caméra, soit pour vérifier que les prédictions du modèle sont correctes. Mais l’activité principale consiste à annoter des textes ou des images, afin de construire le corpus d’apprentissage, par exemple en indiquant sur la photo d’un carrefour quels panneaux routiers s’y trouvent, ou en repérant des traces de rouille sur des photos de poteaux électriques, ou encore en repérant si un client est voler dans un magasin. Même l’IA dite générative est concernée. ChatGPT nécessitait de nombreuses annotations pour enseigner au programme ce qui est une réponse acceptable ou non, selon une certaine échelle de valeurs. Dans notre base de données d’entreprises utilisatrices de ces tâches humaines, un tiers appartient au secteur du traitement automatique des langues.

Maxime Cornet : Dans cette multitude d’activités humaines, on a même vu une quatrième activité, la plus « extrême », qui consiste à embaucher des personnes pour remplacer le logiciel et faire croire au client qu’il y a une intelligence artificielle derrière.

Comment s’organise ce travail invisible ?

MC : Certaines entreprises conservent ces tâches en interne, surtout si les données sont sensibles. Mais beaucoup nous disent que pour ce travail répétitif et pénible, qui peut consister à visionner plusieurs centaines d’images par jour, ils ne trouvent personne en France. D’où la sous-traitance que nous avons constatée auprès d’entreprises spécialisées à Madagascar. A notre connaissance, aucune étude quantitative n’existe pour estimer la part de cette externalisation, mais dans notre base de données d’une vingtaine d’entreprises, les deux tiers ont recours à cette sous-traitance pour ce travail sur les données. On estime également que ce dernier représente 5 à 10 % du coût des logiciels d’IA. Le développement de l’intelligence artificielle n’entraîne pas des pertes d’emplois dues à l’automatisation, comme certains le prétendent, mais plutôt leur déplacement vers les pays en développement.

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