Une flûte et une clarinette, un basson puis une nouvelle clarinette, petite cette fois, suivis d’un hautbois d’amour puis d’une trompette suivis de deux saxophones, ténor et soprano. A la base, un ostinato entêtant à la caisse claire soutenu par les vents, avant que les cors ne rythment la phrase rythmique. Petit à petit, l’orchestre s’anime autour des deux thèmes présentés, cordes, bois, cuivres, percussions, le tout s’anime dans un kaléidoscope de couleurs qui culmine, dans les toutes dernières mesures, dans une modulation unique.
On en connaît qui sont rebutés voire hérissés par ce long crescendo « vide de Musique », comme plaisantait Maurice Ravel. La faute à cette stagnation harmonique à vocation hypnotique qui semble vouloir nous enfermer, nous envoûter. Il faut savoir se laisser prendre.
De toute évidence, beaucoup ont succombé au charme empoisonné de Boléro (à tel point qu’on en vient à douter qu’il puisse y en avoir d’autres), un des rares morceaux de musique « sérieuse » devenus un succès mondial cuisiné à toutes les sauces, jusqu’à soulager des attentes douloureuses sur des répondeurs peu inspirés.
Plus le boléro Ne serait-elle pas bien plus que cela, la composition qui synthétise le mieux l’art de Maurice Ravel dont les raffinements harmoniques sont pourtant légions, du piano solo de Gaspar de la nuit à la profusion orchestrale de Daphnis et Chloé en passant par le quatuor à cordes enivrant ? C’est la question tout à fait audacieuse que soulève la captivante exposition consacrée par la Philharmonie de Paris à cette pièce intemporelle, en prélude aux festivités qui marqueront, en 2025, le 150e anniversaire de son illustre compositeur.
Passerelle idéale pour saisir le mystère Ravel
Une manière pour la Philharmonie de pénétrer dans l’intimité de Maurice Ravel, personnage aussi fantasque que discret, perfectionniste à l’âme d’enfant attiré autant par les cultures populaires (lire ci-contre) que par la modernité industrielle. Le Boléro, « arrivée par hasard » selon les mots du commissaire Pierre Korzilius, est une œuvre de maturité, composée en 1928, cinq avant la première manifestation des maladies dégénératives cérébrales qui prendront finalement la vie du musicien à l’âge de 62 ans, en 1937.
Pour peu qu’on se laisse guider par lui, il devient évident qu’il rassemble en quelque sorte toutes ses influences et se révèle être la porte d’entrée idéale pour saisir le mystère Ravel. L’exposition nous y incite en listant les différentes facettes de l’œuvre sous forme de tableaux.
Avec, en ouverture, les conditions édifiantes de sa genèse. Commande de la danseuse Ida Rubinstein, étoile des Ballets Russes instruite par les théories sur la danse développées par Paul Valéry, et chorégraphiée par Bronislava Nijinska, sœur du célèbre Vaslav Nijinsky, puis créée sous les ovations, le 22 novembre 1928, à l’Opéra. Garnier, l’ouvrage repose sur une argumentation rudimentaire : « Dans une taverne espagnole, les gens dansent sous la lampe en cuivre au plafond. Sous les acclamations du public, la danseuse sauta sur la longue table et ses pas devinrent de plus en plus animés. »
Déjà l’Espagne, à laquelle le Basque est resté fidèle tout au long de son œuvre (Pavane pour une infante décédée, Heure espagnole, Rhapsodie espagnole…), empruntant à la péninsule ses tons chauds auxquels font écho les Lola de Valence de Manet, judicieusement emprunté au musée d’Orsay.
Une forme égale
Puis c’est l’enfance, toujours tapie chez Ravel, comme en témoignent les nombreux jouets mécaniques, figurines et puzzles qu’il collectionne méthodiquement et aligne dans son antre de Monfort-l’Amaury, maison – et désormais musée – entretenue avec une attention maniaque. au détail. Une manie ludique qui régira le défi esthétique de Boléro, pur pari formel. 1928 est aussi l’année où Ravel fait une tournée triomphale aux États-Unis, profitant de son séjour pour visiter les usines Ford, fasciné par ces ogres d’acier : « C’est splendide, comme Métropole… et aussi horrible »il a écrit à son frère.
En fait, le boléro dégage un aspect moteur à travers un martèlement rythmique qui fait écho à ce que tenteront les minimalistes américains, cinquante ans plus tard, signifiant en quelque sorte la modernité radicale de la partition.
Et « horloger suisse », » s’est moqué Igor Stravinsky qui avait parfaitement compris le perfectionnisme de son contemporain. « Une partition sans musique, une usine orchestrale sans objet, un suicide dont l’arme est la seule expansion du son »a écrit sur le Boléro Jean Echenoz dans son Effilochage (2006, éditions de Minuit). En tout cas, l’exposition renforce le sentiment de perfection musicale dont dépend sûrement l’incroyable postérité de cette œuvre indestructible.
« Ravel Boléro », au Musée de la Musique, Philharmonie de Paris, jusqu’au 15 juin. A voir également l’excellent film d’Anne Fontaine, Boléro, avec Raphaël Personnaz, impeccable dans le rôle de Ravel.
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