Il y a un peu plus de 20 ans, Loco Locass lançait Amour oralun deuxième album dont le groove sérieux aura marqué la vie sociale, politique et musicale québécoise. Les trois membres de cette cellule désormais endormie reviennent à la création de leur invitation à ne jamais cesser de penser, le grand, même si cela demande parfois beaucoup de courage.
« En toute modestie, c’est un album qui tient toujours le coup et qui, malheureusement pour le Québec, n’a pas beaucoup vieilli », observe Biz, à propos deAmour orallancé le 2 novembre 2004, le soir de la réélection de George W. Bush à la présidence des États-Unis.
« Libérez-nous des libérauxaujourd’hui, ça pourrait être Libérez-nous de la CAQ, dit-il en plaisantant. Il suffirait de changer les rimes en o pour les rimes en ac. »
Extrait de Libérez-nous des libéraux
Au début des années 2000, Biz et Batlam prenaient régulièrement le métro ensemble, se dirigeant vers la station Joliette, où vivait l’architecte du rythme Chafiik. ” À mon avis, Amour oral Cela reflète une sorte d’état de grâce pour le groupe, dit Batlam. On se voyait presque tous les jours, on traînait beaucoup. »
« On avait encore l’urgence des jeunes créateurs qui veulent exister sur la place publique », se souvient Chafiik, évoquant l’influence sur la confection de sa musique de la pulsation envoûtante du grime anglais ainsi que des rythmes bien oxygénés des albums de Missy Elliott réalisé par Timbaland.
Darbouka, sonorités qui rappellent la rhaïta (sorte de hautbois du nord-ouest de l’Afrique), collaboration avec le chanteur montréalais-algérien Karim de Syncop : Chafiik multiplie les clins d’œil à ses racines – sa mère est l’écrivaine d’origine libanaise Abla Farhoud, décédé en 2021 – et emprunte même à d’autres coins du monde, comme dans Tombe à rainureponctué de tablas.
« La musique d’une chanson joue le rôle de l’inconscient », souligne-t-il. Alors si le fond vous dit que le Québec gagnerait à être indépendant, mais que la forme est quelque chose de mélangé avec beaucoup de cultures, de super ouvert, il devient clair que le Québec dont vous rêvez est un Québec inclusif. »
Les mots de Pierre Falardeau avec lesquels il s’ouvre Amour oral vont déjà dans cette direction : « Moi, le monde, je ne veux pas savoir d’où ils viennent », dit-il de sa voix fière et insolente, extrait d’un discours prononcé lors d’un marathon de ses jeunes camarades, à Métropolis, 27 juillet 2002. « Je veux savoir où ils vont ! »
Not so fleur-de-lis
Avec ses éternelles casquettes bleues et blanches, Loco Locass reste dans l’imaginaire collectif étroitement, presque exclusivement, associé au projet country, mais à l’écoute attentive deAmour oral révèle une déclaration beaucoup moins monomaniaque, de Bonzaionleur ode à l’herbe, au triptyque plus intimiste composé de Rate et Montréal, Maison et Idéal et Le survivant.
« Au final, l’album n’est pas si fleurdelysé », reconnaît Biz. J’accepte cette affirmation, mais ce qui fait que Loco dure, c’est que ce n’est pas que ça. Et il faut rendre à Chafiik ce qui lui appartient. C’est allumé Amour oral laissez son génie s’exprimer. C’est lui qui m’a appris à construire une chanson. »
Fort du succès de Libérez-nous des libérauxun échange de tirs mis en ligne en mai 2004 et étonnamment repris par les radios commerciales, Amour oral deviendra ainsi la bande originale de plusieurs moments charnières de la vie sociale et politique québécoise, au cours desquels le cri de ralliement a retenti, dont la grève étudiante de 2005 ainsi que le printemps acéricole de 2012.
Il s’inscrit également dans une résurgence du chant engagé, en français s’il vous plaît, avec Les Cowboys Fringants, Vulgaires Machins, Capitaine Révolte et Mononc’Serge.
“On demandait à Pascale Picard dans chaque interview pourquoi elle chantait en anglais, alors que désormais, on ne demande plus jamais à Charlotte Cardin”, note Biz. Cela montre à quel point ce n’est plus la même société, les mêmes préoccupations. »
Répression systématique
En 2008, alors que La presse a répertorié les disques les plus importants du début des années 2000, Amour oral remonte à la troisième position. En 2005, il vaut au groupe le Félix de l’album de l’année – hip-hop et le prestigieux prix de l’auteur ou compositeur de l’année. En octobre dernier, le même album ne figurait nulle part parmi notre liste des 25 nouveaux classiques de la chanson québécoise de ce premier quart de siècle.
Comment expliquer cette décote de Loco Locass à la Bourse Mémorial de notre musique ? Batlam, un bon sport, l’attribue d’abord à la grande quantité de grands albums créés ces dernières années.
«Mais pour moi, c’est aussi un symptôme de la répression systématique du politique dans l’art au Québec», analyse-t-il.
Les discours sur l’indépendance ne plaisent pas à tout le monde et rappellent également des souvenirs douloureux. Il semble que parce qu’il n’a pas réussi le référendum, cela nous renvoie à quelque chose qui nous fait honte.
Batlam
« Réfléchissez, le grand, il faut du courage », clame-t-il dans Tombe à rainurele succès absolu deAmour oral, écrit au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, une invitation à se prémunir contre la peur qui imprègne de nombreux discours politiques et à contempler les abysses d’un monde complexe, sans céder à la panique des conclusions apaisantes.
Libérez-nous des libéraux serait-il devenu pour Loco Locass l’arbre qui cache une forêt dense de beaux chênes comme celui-ci ? “S’il cache la forêt, il la contient”, répond Batlam. Libérez-nous des libérauxquoi qu’on en pense, ne peut se limiter à une seule époque. Les libéraux, c’était la réingénierie de l’État de Jean Charest, oui, mais au fond, c’était cette pensée libérale issue des professions libérales qui dominait le discours politique au Québec. Je n’ai rien contre les avocats, mais le problème est que cela a complètement étouffé toute autre perspective. »
Les conditions gagnantes
Loco Locass tardera à donner suite Amour oralqui arrivera finalement en 2012 avec Le Québec est mort, vive le Québec ! Mais depuis quelques années, le trio constitue une réserve pour la nation, Biz se consacrant au roman et à l’animation, Batlam aux jeux et Chafiik à la composition. Leur dernier véritable spectacle remonte au Festival de la chanson de Tadoussac en 2019.
« Loco est pour le moment une cellule dormante », résume Biz. C’était notre maison principale et maintenant c’est plutôt un chalet. Et c’est aussi un peu le syndrome de Pag : à un moment donné, on a tellement attendu que ça devient paralysant de redémarrer la machine. »
Chafiik semble le moins enthousiaste des trois à l’idée de reprendre le micro et plaide sa « dépression » face à tout ce qui concerne la politique québécoise. « Un peuple qui s’obstine à se renier, pour moi, c’est pathétique. »
Quelles seraient les conditions gagnantes (!) nécessaires à un retour ? “Je vous dirais qu’ils sont peut-être plus proches de nous que jamais”, répond Batlam de manière énigmatique. « Surtout quand je réécoute ce disque qui est plein de tendresse, plein d’amitié, plein d’amour. Plein d’amour pour le Québec, mais aussi pour mes amis. »
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