Journalistes culturels et spécialistes de la bande dessinée, Sarah Clément et Gilles de Diesbach livrent leurs dix BD préférées parues en 2024. Du road trip au conte initiatique en passant par le western tarantinesque, il y en a pour tous les goûts.
LES CHOIX DE SARAH CLEMENT :
Carole Lobel, « En territoire ennemi », L’Association
Descente aux enfers, force des mots, cette BD sur la domination masculine ne vous laissera pas indemne ! Élevée par une mère catholique et anti-avortement, Carole est une jeune fille timide et solitaire. Dès son entrée à l’Ecole des Beaux-Arts de Nantes, elle rencontre le beau Stéphane et tombe sous son charme (et son influence).
L’effondrement sera progressif : isolement, brutalités sexuelles, stupéfiants. Si Carole conserve une ouverture sur le monde grâce à son travail, Stéphane va rester coincé dans la paranoïa, l’extrême droite et les discours masculinistes.
Marzena Sowa et Geoffrey Delinte, « Hey Djo ! », Gallimard BD
Quand elle était petite, Marzena Sowa rêvait de devenir conductrice de camion. Geoffrey Delinte est le fils d’un chauffeur de camion. A eux deux, ils ont réalisé « Hey Djo ! », un délicat road trip sur le métier de chauffeur routier.
A l’heure des vacances d’été, Djo, 13 ans, se retrouve obligé d’accompagner son père sur les routes de Belgique et de France. D’abord réticent, il va découvrir le quotidien d’un camionneur, entre chargements sur les quais, déplacements sur tous types de routes et les fameuses pauses sieste/repas. Outre l’aspect aventureux, la route est aussi propice aux rencontres.
Olivier Bocquet et Anlor, « Dames aux fusils », Dargaud
Si vous cherchez une nouvelle série de comics pour compléter votre collection, découvrez les trois tomes de « Ladies with Guns » (le quatrième est en préparation), un western féminin à saveur Tarantino.
Dans l’Ouest américain, une jeune esclave en fuite, une veuve issue de la bourgeoisie, une prostituée, une enseignante à la retraite et une Indienne en colère sont obligées de s’unir pour affronter des hommes aussi stupides que violents. « Ladies with guns », ce sont cinq femmes d’exception qui manient aussi bien la répartie que les armes.
MarieMo, “Pied à terre: an expedition aboard the Ocean Viking”, Antipodes
« Pied à terre » est le journal de bord ultra détaillé, minutieux et touchant de MarieMo. Passionnée par la mer, l’artiste neuchâteloise a toujours dessiné les causes qui lui tiennent à cœur. Après le réchauffement climatique, elle s’est plongée dans la crise migratoire en Méditerranée. Les 25 jours passés à bord de l’Ocean Viking lui ont permis de dresser le portrait de la mission et du quotidien de ceux qui travaillent chaque jour à bord du navire humanitaire. Un îlot d’humanité face à l’indifférence générale.
>> A lire aussi : « Pied à terre » de MarieMo, une belle et touchante BD sur l’Océan Viking
Fabien Vehlmann et Jean-Baptiste Andreae, « La cuisine des ogres : Trois fois morts », Rue de Sèvres
Conte initiatique, « La cuisine des ogres » est un bijou esthétique aux tons bleu et or qui séduira les amateurs de fantastique.
Blanchette, une orpheline maigre, est capturée avec d’autres enfants par le croque-mitaine, afin d’être dévorée par des ogres gourmands. Échappant de peu à l’hélico, la petite fille va s’associer à Brèche-dent, un gamin un peu lâche, pour tenter de sauver ses amis. Entre nains en colère et kraken, oserez-vous goûter à la soupe aux ongles ou au bacon des bons enfants ?
LES CHOIX DE GILLES DE DIESBACH :
Marc Toricès, « Corneille : la vie joyeuse du chien triste », Acte Sud
Cette anthologie de fanzines est un leurre. Ce n’est pas l’œuvre d’un collectif d’auteurs comme elle le prétend, mais celle de Marc Toricès seul. Une prouesse puisque l’auteur multiplie les genres graphiques et les ingéniosités narratives pour illustrer une histoire de chien anthropomorphe.
Celle de Cornelius, garçon d’entretien dans un centre sportif, seul témoin de l’enlèvement de la nièce de son patron. Sauf qu’il panique au lieu de la sauver. N’acceptant pas sa lâcheté, il s’enfuit et sombre dans son imbécillité. Ou comment mettre l’absurde sur un piédestal ? Du jamais vu auparavant !
Luz, « Deux filles nues », Albin Michel
Au début, la page est blanche, seulement quelques bulles issues d’une discussion entre l’expressionniste Otto Müller et son modèle. Puis, les premiers coups de pinceau révèlent le visage du peintre en pleine création. Finalement, le tableau prend forme, mais on ne le voit jamais. Non, car chaque page montre ce que perçoit la toile : sa spoliation par les nazis, l’exposition « Art dégénéré » de 1937, ses propriétaires successifs jusqu’à sa restitution. Une œuvre pour exprimer l’importance de l’art à travers l’imbécillité et la violence du régime fasciste. Fantastique!
Frederik Peeters et Serge Lehman, « Saint-Elme T05 : Thermopyles, Delcourt
Frederik Peeters est une classe incontestée. Indéniable! Il n’y a qu’un seul auteur de cette trempe pour conclure cette sombre série, un thriller violent créé avec Serge Lehman. L’heure est donc aux règlements de comptes, avec une confrontation finale haletante, d’une maîtrise graphique fascinante. Une pure scène d’action, découpée avec une ligne droite.
Avec « Saint-Elme », le duo d’auteurs avait pour objectif de créer une nouvelle référence pop culture, loin des clichés, dans un décor montagnard proche de chez eux. Ils ont réussi. Indéniablement.
>> Lire aussi un article de 2022 sur la série « Saint-Elme » : « Saint-Elme », le thriller pop du caricaturiste genevois Frederik Peeters
Alix Garin, “Impenetrable”, Le Lombard
Quelle exposition ! « Impénétrable », pour dire son vaginisme. Maladie taboue qu’Alix Garin portait dans sa chair et son couple depuis deux ans. Impossible pour elle d’avoir des relations sexuelles avec son partenaire qu’elle aime tant. À chaque fois, elle se tendait. Douleur, puis abstinence. Et son parcours de guérison qu’elle partage avec tant de sincérité, du plus profond de son être.
Il y a tellement de ces histoires de vie dans les bandes dessinées ! « Impénétrable » est à part. Parce qu’il nous renvoie furieusement ! À nos désirs, notre sexualité, notre épanouissement amoureux.
>> A lire aussi : Dans sa BD « Impénétrable », Alix Garin raconte le trouble sexuel méconnu du vaginisme
Victor Hugo et Marcel Durant, « Les travailleurs de la mer », Glénat
Cette toute première adaptation en bande dessinée du roman écrit par Victor Hugo en 1866 dégage un parfum de livres anciens. Ceux dont l’histoire était épisodiquement illustrée par des gravures.
Marcel Durant reprend ici ce principe graphique, et le décuple jusqu’à de superbes planches, entièrement réalisées en hachures. Un parti pris pour se fondre parfaitement avec l’écriture romantique de Victor Hugo et de son époque. Il réussit ainsi à créer une forme de narration en totale symbiose avec l’œuvre originale. Un pur délice !