« Mes deux mondes » (Mis dos mundos), de Sergio Chejfec, traduit de l’espagnol (Argentine) par Claude Murcia, Do, 144 p., 16 €.
Qu’y a-t-il d’extraordinaire dans l’histoire d’un auteur argentin un peu déprimé se promenant dans un parc d’une ville brésilienne ? A priori, rien. Cependant, lisez Mes deux mondesde Sergio Chejfec (né à Buenos Aires en 1956 et mort à New York en 2022), réédité par Do (initialement dans Le Passage du Nord-Ouest, 2011), est une expérience véritablement étonnante. Un sosie de l’auteur raconte une promenade, décrite avec beaucoup de précision et accompagnée du monologue intérieur du promeneur, coloré par son regard et sa sensibilité. Cette errance dans une ville standardisée, dans un parc abandonné, où une nature mystérieuse revendique ses droits sur un espace recouvert de béton et de métal, nous rappelle les nôtres et ceux des personnages que nous avons côtoyés au cours de nos lectures. Chejfec ne nomme personne, mais pensons à Kafka, Walser, Woolf, Peter Handke de Mon année à Nobody’s Bay (Gallimard, 1997), et à bien d’autres marcheurs d’esprit.
Le narrateur, écrivain habitué à la solitude, a toujours marché, avec l’espoir de trouver dans cette activité une possibilité d’affiner sa présence au monde, car marcher pour lui est intimement lié à la perception de sa propre identité, une « mise en scène de l’illusion de l’autonomie et du mythe de l’authenticité ». Cet espoir s’est estompé au fil des années, « envie d’aventure » cédant à une certaine fatigue. Après avoir participé à un salon du livre dans une ville anonyme du sud du Brésil, il part errer, avec la sensation d’exister. «le seul être indécis dans cette partie du monde, car le reste des gens allaient et venaient sûrs de leur chemin»nous emmenant avec lui dans un voyage peuplé de signes où intériorité et extériorité commencent à dialoguer.
Ses réflexions s’adaptent à ce qu’il voit, à ce qu’il perçoit, au mouvement de la marche ; et ce qui se passe, les choses vues, les gens qui passent, les petits événements, tout semble faire écho à ses pensées. Cette adéquation ne dure pas longtemps, car elle retombe vite dans l’un ou l’autre des états dissociés qui nous appartiennent : un intérieur qui nous projette dans le passé, comme un “un somnambule qui a oublié son rêve et ne sait pas s’il est réveillé” ; un extérieur trop présent qui ne peut être que décrit et qui ne peut être pleinement appréhendé tant il est dense et complexe.
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