DANS NOS ARCHIVES – Il y a trente ans, une grotte contenant des fresques murales uniques au monde était découverte en Ardèche. Notre journaliste a pu le visiter avant qu’une réplique ne soit ouverte au public en 2015.
Par Juliette Bénabent
Publié le 18 décembre 2024 à 13h00
DLe matin, le soleil tape sur les vignes, au pied de la falaise calcaire. En contrebas, l’Ardèche coule tranquillement entre les courbes de son lit. Le chemin caillouteux, creusé comme une saignée dans le flanc du rocher, brutalise les mollets et fait mal à la respiration. A 70 mètres de hauteur, après vingt minutes de marche, une minuscule clairière s’ouvre. Une discrète passerelle en bois, à l’ombre des buis et des chênes verts, mène à une installation inattendue : porte blindée, caméra de surveillance et système de reconnaissance d’empreintes digitales.
Cette entrée digne d’une banque protège un trésor caché : la plus ancienne grotte ornée connue, mesurant plus de 7 000 mètres carrés. Du nom de l’un des trois spéléologues ardéchois qui l’ont découverte, la grotte Chauvet renferme des peintures rupestres datant de 32 000 ans avant nos jours. Découvert en décembre 1994, il est malheureusement surtout célèbre pour un drame judiciaire concernant les droits des trois explorateurs, puis l’indemnisation des propriétaires des terrains, qui a retardé de trois ans le démarrage des travaux. Mais la grotte Chauvet est avant tout un lieu de recherche passionné et incontournable pour une poignée de scientifiques.
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Il y a douze préhistoriens, paléontologues, spécialistes de l’art rupestre (exécuté sur les parois), experts des ours et des sols. Deux fois par an, ils viennent passer deux semaines à la base de loisirs de Salavas, tout proche de Vallon-Pont-d’Arc. Chaque matin, ils parcourent les 12 kilomètres qui mènent au petit champ de vignes, puis s’attaquent à la montée jusqu’à la grotte.
Jean Clottes, spécialiste reconnu de l’art préhistorique et conservateur général du patrimoine, dirige ces travaux avec un souci constant de protection du site. “C’est pourquoi notre nombre est limité, il explique. Mais viennent aussi, ponctuellement, des ethnologues, des géologues, des climatologues, des palynologues. (experts en pollens, ndlr)ou des historiens de l’art. »
A la mi-mai, la cinquième campagne se termine, devant la caméra de Pierre Oscar Lévy. Les scientifiques ont accepté la présence discrète mais permanente d’une équipe de tournage à leurs côtés : depuis un an et demi, le réalisateur suit pas à pas chaque mission. Le premier volet de sa série, diffusé le 3 juin sur Arte, a été tourné « devant la porte ». Car personne, hormis les chercheurs, n’entre dans le sanctuaire. Le département de l’Ardèche a promis un espace pour reconstituer la grotte, mais la grotte elle-même ne sera probablement jamais ouverte au public. Depuis la première campagne en 1998, l’équipe a identifié 441 figures animales – chevaux, bisons, mais surtout mammouths, rhinocéros, ours, lions des cavernes. “Cette représentation d’animaux dangereux est nouvelle, souligne Jean Clottes. A Lascaux, vieille de 17 000 ans, la plupart des peintures évoquent des animaux chassés, des rennes ou des aurochs. » Les figures humaines se limitent à quelques organes génitaux féminins gravés dans la roche et à une figure dite « le sorcier », mi-homme mi-bison.
L’Homo sapiens d’il y a 32 000 ans ne vivait pas dans la grotte, il y venait seulement pour peindre. La datation au carbone 14 permet également d’identifier les traces d’un deuxième passage humain, 26 000 ans avant nos jours. Entre les deux, la cavité était occupée par des ours, dont les os jonchent le sol. Puis plus rien : la grotte s’est probablement fermée brutalement, suite à un mouvement de la falaise, ce qui a contribué à son extraordinaire conservation.
Découvrez la note et l’avis
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« La signification de ces œuvres était probablement religieuse, à mon sens même chamanique », précise Jean Clottes. Il y avait sans doute des légendes autour du Pont d’Arc, cette merveilleuse arche creusée dans la falaise par l’Ardèche. Elle est située à 500 mètres à vol d’oiseau de la grotte, cela ne peut pas être un hasard. Personnellement, je pense que les hommes de cette époque considéraient la grotte comme un monde surnaturel, et peignaient pour entrer en contact avec des animaux dangereux, des figures sacrées. »
Après avoir passé la porte blindée puis un petit tunnel, les chercheurs arrivent devant un puits. Ils descendent une dizaine de mètres : à l’intérieur, il fait 12° toute l’année ; certaines pièces mesurent jusqu’à 50 mètres de large avec une hauteur variant entre 40 centimètres et 20 mètres. En attendant l’installation de passerelles en titane, qui faciliteront leur déplacement, les chercheurs avancent sur des « bandes » de plastique, larges de 50 centimètres, pour ne pas abîmer les sols argileux. Souvent, ils étudient les panneaux à plusieurs mètres, armés de jumelles et de torches, ou utilisent une caméra fixée à une perche télescopique, qui leur permet d’explorer des recoins inaccessibles. Photos, relevés précis, notes : chaque particularité, relief, fissure, accident de la roche est enregistré.
Dans la clairière, l’équipe déjeune autour d’un mur de pierres et de bobines de câbles, des tables improvisées. Michel Garcia, spécialiste des sols et de l’étude des traces, montre avec la caméra de Pierre Oscar Lévy un fragment de terre portant l’empreinte nette du talon d’un ours, qui a dérapé sur un talus argileux. Tombé accidentellement, ce petit bout de grotte sera l’un des rares à voir le plein air.
Maîtrise de la perspective, utilisation du flou, souci des volumes…
Dominique Baffier, cave art specialist
En milieu d’après-midi, le groupe regagne la base de Salavas. Dans la salle d’étude, divers trésors sont répartis sur les tables de travail : un os de pénis d’ours, un moulage de traces de loup, des photos de paumes de mains, ocres et appliquées directement sur la roche. En assemblant les photos par ordinateur, en les agrandissant, en corrigeant les effets des reliefs, les scientifiques peuvent dissocier le geste de l’artiste des griffes d’ours ou des fissures de la roche, détecter les lignes tracées au silex, au bois ou au doigt, reconstituer la chronologie de l’histoire. dessin. « On retrouve une maîtrise de la perspective, un usage du flou, un souci des volumes étonnants »explains Dominique Baffier, cave art specialist. « Cette découverte a bouleversé les théories admises sur l’évolution de l’art, notamment par André Leroi-Gourhan. (ethnologue et préhistorien, auteur de Préhistoire de l’art occidental, éd. Citadelles Mazenod), poursuit sa collègue Carole Fritz. Il croyait en une progression linéaire, sur un - assez court, des techniques artistiques. » Pourtant, Chauvet prouve que, 15 000 ans avant les peintures de Lascaux, l’homme maîtrisait déjà un art élaboré : c’est le signe d’une évolution plutôt par à-coups, avec des hauts et des bas successifs selon les lieux et les époques.
Sans creuser – aucune véritable fouille n’a commencé – les chercheurs ont retrouvé, à la surface du sol, une quantité d’os et de crânes (notamment d’ours), une dent de cheval, des foyers qui servaient à fabriquer le charbon de bois. , une sagaie en ivoire, des outils en silex, un coprolite – crottes fossilisées – d’ours ou de loup. Michel Garcia travaille sur une trace d’empreintes d’adolescent, découverte au fond de la grotte, qui date du deuxième passage humain enregistré, il y a 26 000 ans. Il a également identifié les traces « d’un gros canidé, un loup qui ressemble à un chien. Cela pourrait fournir des indices sur la transformation des loups en chiens, antérieure à celles découvertes en Allemagne il y a 14 000 ans. » Si l’animal accompagnait l’enfant, cela indiquerait une domestication très ancienne du loup.
En reliant sols et murs, traces humaines et animales, l’équipe cherche à reconstituer tout un univers. Jean-Michel Geneste, également spécialiste des sols, explique : « A partir d’un outil en silex, on peut savoir d’où vient la roche qui le compose, déterminer si elle a servi à graver, tanner une peau ou racler un mur, si elle a été fabriquée sur place ou apportée. Il renseigne sur le parcours des artistes, leurs techniques et leur environnement. »
Vendredi 19 mai, dernier jour de la mission. Les chercheurs retroussent les plans de la grotte, rangent les archives et les dossiers. Les provisions vierges sont stockées dans des cantines en fer jusqu’à la prochaine campagne en octobre. En attendant, la grotte recevra la visite de quelques géologues et ouvriers qui installeront les passerelles. Pierre Oscar Lévy remballe également son matériel de tournage. Il espère bien pouvoir bientôt franchir la porte blindée et livrer à l’objectif de son appareil photo quelques-unes des splendeurs de Chauvet.
Publié dans le télérama n° 2629 du 31 mai 2000.