«Je voulais que la performance soit dans mon sang», prévient Alegría Gobeil à propos de Protocoles. Avec son exposition, l’artiste ouvre une boîte de Pandore, celle de la santé mentale, et ajoute son grain de sel : « Mon véritable intérêt à traiter ce sujet, c’est qu’il y a un sérieux manque de politisation de ces questions. ” C’est ça.
Alegría Gobeil a ainsi, dans une moindre mesure, tenté de reproduire sur sa personne un choc insulinique, également appelé insulinothérapie, ou cure de Sakel, qui est « un coma hypoglycémique provoqué, à des fins thérapeutiques, par une injection d’insuline », selon le Office québécois de la langue française. Pour rappel, cette pratique controversée en raison des risques qu’elle fait courir aux patients a en réalité été utilisée au milieu du XXe siècle.e siècle en psychiatrie pour traiter certaines maladies, peut-être même jusque dans les années 1970 dans certains hôpitaux québécois. Mais pour l’instant, la demande d’accès de l’artiste aux archives de l’hôpital psychiatrique Pierre-Janet, en Outaouais — prologue de Protocoles —, est resté lettre morte.
« Je pensais que j’allais atteindre un état d’hypoglycémie ultra-sévère, mais je n’y suis pas parvenu. C’est vraiment dangereux et l’expérience a été fastidieuse, désagréable et désorientante », explique Alegría Gobeil, qui rend compte de la violence du processus à travers, entre autres, une séquence d’une douzaine d’impressions d’autoportraits prises au vif, collées sur les murs. de la salle d’exposition L’Imagier à Gatineau. Son objectif ? De l’opacité des informations du passé, accès aujourd’hui à une zone moins floue.
Faux accident
« Protocoles est une superposition d’éléments qui interpellent simultanément l’histoire et la fiction et qui m’a permis une nouvelle interprétation, plus ouverte que le simple reportage documentaire. » Justement, Alegría Gobeil s’est inspirée du long métrage moi, toi, lui, elle (1974) de Chantal Akerman, dans lequel la cinéaste, également personnage principal, se nourrit de sucre, tant pour l’esthétique de ses photographies en noir et blanc que pour la manière dont elle en ingère. « Le passage où Chantal Akerman laisse s’échapper le sac de sucre de manière extrêmement peu convaincante, j’ai eu l’impression d’un faux accident. C’est devenu une obsession », raconte l’artiste.
Le fait de mettre en scène la documentation de sa réalisation de choc insulinique lui apparaît donc comme une tentative de créer une réalité qui n’existe pas. « J’ai tout de suite senti très fortement dans ce passage que le film n’était pas une fiction. J’avais l’impression de regarder une vidéo de performance », explique Alegría Gobeil. Dans le miroir, Protocoles se manifeste davantage comme une exposition-performance, où se cachent ici et là des microdivertissements, où la charge émotionnelle n’est jamais résolue. L’artiste évoque également sa demande au commissaire Philippe Bourdeau de « faire disparaître une œuvre à l’eau de Javel au fur et à mesure de l’avancement de l’exposition ».
L’intérêt de Protocoles résiderait donc dans la génération d’un objet de projection et de fabrication pour les visiteurs. « Comme on ne guide pas la réception des éléments, un sentiment d’étrangeté ou d’inconfort peut s’installer. » D’ailleurs, rien ne peut être extrait de la pièce hermétique de L’Imagier puisque l’œuvre n’en est qu’une. « La salle d’exposition devient le réceptacle des actions passées et futures, comme une sorte de point fixe dans l’espace-temps », indique l’artiste.
Souffrance perpétuelle
« Je ne veux pas la réduire à ça et dire que Chantal Akerman est folle, mais c’est une personne qui a souffert. C’est une personne qui s’est suicidée», souligne Alegría Gobeil, qui voit également dans moi, toi, lui, elle l’incarnation de la dépression. La souffrance comme moteur du travail et de la création l’intéresse particulièrement et l’artiste a longtemps articulé sa pratique autour de thématiques liées à la psychiatrisation.
Enfin, Alegría Gobeil observe dans l’utilisation du choc insulinique les débuts de la fascination contemporaine pour l’administration de substances afin de modifier l’état des patients. «Le paradigme dans lequel nous vivons actuellement est la psychopharmacologie», affirme l’artiste, tout aussi impitoyable à l’égard de la brutalité et du manque de scrupules de la psychiatrie moderne. ” Avec ProtocolesJe veux créer des ponts entre les histoires de l’insulinothérapie et nos processus actuels, pour tenter de favoriser, même si de manière minimale, même si anecdotique, que nous développions ensemble des discours, puis des pratiques critiques de la psychiatrie en ce qu’elle est carcérale, violente, normative. , isolant, individualisant. » La porte s’entrouvre.