En 2015, douze personnes, dont les caricaturistes Charb, Wolinski, Cabu, Tignous et Philippe Honoré, ont payé de leur vie la publication, dans l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo, de caricatures du prophète Mahomet. Cinq ans plus tard, Samuel Paty est également assassiné par un islamiste pour avoir présenté ces caricatures à ses élèves. “Il y a eu un avant et un après 2015. C’est à cette époque que l’Éducation nationale s’est tournée vers nous car elle était dépassée par les réactions hostiles à ces caricatures de la part de certains élèves”, explique Mykaïa, dessinateur de presse, membre de “Cartooning for Peace”, une association de dessinateurs. collectif de caricaturistes internationaux, fondé par Plantu et l’ancien secrétaire général des Nations Unies Kofi Annan. Devant les collégiens et lycéens, Mykaïa s’efforce de rappeler les « fondamentaux de son métier. « Le dessin de presse s’appuie sur l’actualité. S’il y a des attentats islamistes ou des prêtres pédophiles, c’est à nous d’en parler. Cela ne veut pas dire que tous les musulmans sont des terroristes ou que tous les prêtres sont des pédophiles. Nous prenons aussi la liberté de rire de choses qui ne sont pas drôles. Et dans une démocratie comme la France, on a gagné le droit de se moquer du sacré», explique-t-il.
En effet, le droit à la caricature repose sur l’un des principes fondamentaux de la République, à savoir la liberté d’expression. Une liberté qui n’est pas absolue mais encadrée par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Cette loi pénalise les propos écrits ou oraux tels que l’insulte ou la diffamation tenus dans un lieu public.
Malgré un cadre juridique favorable, le dessin de presse est un genre artistique et journalistique de plus en plus contesté en France comme dans les autres démocraties occidentales. Dernière illustration, la démission d’Ann Telnaes du Washington Post. Une réponse du dessinateur de presse au rejet par la rédactrice en chef d’une caricature dans laquelle elle se moquait du propriétaire du quotidien, Jeff Bezos, ce dernier cherchant à s’attirer les faveurs de Donald Trump. « En France, la menace est plus économique qu’étatique. Il est très difficile pour un caricaturiste d’être affilié à une seule équipe éditoriale. Pour ma part, je travaille en entreprise, je publie mes dessins sur Instagram et je papillonne entre plusieurs médias”, témoigne Éric Truant, ancien dirigeant d’entreprise qui s’est lancé dans le dessin de presse après le Covid-19 et également membre de “Cartooning for Peace”.
« Il y avait une connivence, une complicité entre le lecteur et le designer »
C’est tout le « paradoxe » du dessin de presse au XXIe siècle. « Il y a de moins en moins de dessins de presse mais ils sont de plus en plus scrutés », observe l’historien Christian Delporte, auteur de « Charlie Hebdo – la folle histoire d’un journal pas comme les autres » (éd. Flammarion, 2020). « Les dessins satiriques suivent le même déclin que la presse écrite. Tout a commencé dans les années 60 avec l’émergence de la photographie. C’est aussi un genre exigeant. Il ne s’agit pas simplement de dessiner, mais d’exprimer une idée, c’est un coup de poing au visage comme l’a dit le co-fondateur de Charlie Hebdo, François Cavanna. Il n’y a plus d’appétence particulière parmi les rédactions pour les dessins de presse. Et nous allons demander aux caricaturistes de se modérer, de s’autocensurer.»
« Je ne publie pas un dessin si je ne pense pas qu’il soit juste. Pour cela, je me pose la question : pourrais-je défendre le dessin devant la personne représentée ? Mais attention, il ne faut pas confondre le sujet du dessin avec son objet. Je ne caricature pas une personne mais une situation », précise Éric Truant.
La rareté des supports pour les dessins de presse n’est pas sans conséquence sur la réception du message véhiculé. « Avant, lorsqu’on achetait un journal, il était raisonnable de supposer que l’on était d’accord avec son contenu. Il y avait une connivence, une complicité entre le lecteur et le dessinateur. Désormais, les dessins sont accessibles à tous sur les réseaux sociaux, diffusés hors de leurs contextes. Ce qui entraîne des réactions très vives, du bashing. C’est aussi une époque qui n’est pas prédisposée à la nuance », observe Mykaïa.
« Les plus jeunes sont peu exposés aux dessins de presse »
Les designers ont également observé une « fracture générationnelle » dans la réception de leurs œuvres. « Les jeunes sont peu exposés aux dessins de presse et ont plus de difficultés à comparer leurs points de vue avec ceux des autres. Ce qui sort de leur zone de confort est perçu comme une agression », a souligné Éric Truant. Le dessinateur balaie aussi le fantasme d’une époque bénie, où le dessin satirique provoquait des rires fédérateurs. « On confond souvent la nostalgie d’une époque avec celle de sa jeunesse. Je ne pense pas que l’humour Harakiri était largement partagé dans la société. La génération montante a des sensibilités différentes. Elle va inventer des choses, trouver de nouveaux canaux de distribution », prédit-il.
« On peut rire de tout, mais pas avec tout le monde », la phrase de Pierre Desproges prend encore aujourd’hui tout son sens.