« Continuez votre chemin, mon jeune ami, et bon voyage au pays des fantômes !
Toutes les craintes étaient justifiées dès l’annonce du projet. Quelle voie prendrait cette nouvelle proposition ? Le remake du film de Murnau ? La réinterprétation totale ? Un savant mélange puisant dans la mythologie de Dracula ?
Après tout, la pomme n’est pas tombée loin de l’arbre :
Qui d’autre que Robert Eggers parmi les réalisateurs contemporains pour insuffler suffisamment de caractère, d’ADN et de renouveau à cette histoire si connue de tous ? Lui qui semble transporter tout le folklore de son New Hampshire natal dans les moindres recoins de ses obsessions visuelles & narratives.
Découvert à l’occasion de la sortie de son essai expérimental et sensoriel Le Phare en 2019, je me suis ensuite immergé corps et âme dans cette proposition totale tant dans son dispositif que dans ses intentions de réalisation. Captivé par l’audace et la maîtrise plutôt jubilatoire du trailer qui divisait déjà et promettait une expérience pas comme les autres. Jamais sans se souvenir de L’Aventure de Mme Muir.
Depuis, je n’avais rattrapé ni son premier essai The Witch (décidément de moins en moins friand de films d’horreur avec le temps), ni The Northman, dont la bande-annonce m’a pourtant beaucoup inspiré. Garder intacte l’expérience de regarder The Lighthouse ?
Vers un essai transformé ? :
Il aura donc fallu attendre 2024 et cette envie hypnotique de s’adonner à sa vision du mythe pour qu’Eggers et moi nous retrouvions, pour la première fois dans une pièce sombre.
Le réalisateur se consacre entièrement à son sujet et va puiser toute la sève du matériau original pour le reformuler. Les liens tissés avec son cinéma sont si nombreux et apparaissent évidents au fur et à mesure que les images se déroulent sous nos yeux, tantôt stupéfaits, tantôt fascinés.
Malgré ce que j’ai lu et entendu, à aucun moment ici l’art visuel (il est vrai superbe) n’est destiné à démontrer les talents esthétiques du réalisateur. Il pliera cette capacité aux besoins du récit, dans le but de broder une atmosphère unique à la rencontre du mysticisme, du fantastique et des peurs primaires. J’ai même pu entendre certains donner le titre de poseur à Eggers, selon moi (et surtout quand on l’écoute en Interview, finalement le meilleur moment pour le juger), quelqu’un plutôt terre-à-terre et humble envers un matériel basique qu’il respecte), un filtre déformant justement, mais du côté du spectateur qui impose d’autres prétentions que celles affichées à l’écran ! En définitive, un film maîtrisé qui, pour en profiter pleinement, nécessite que le spectateur lâche ce contrôle.
La direction des acteurs, en va-et-vient, alterne intensité puis retenue et réussit le tour de force de toujours rester juste. En effet ici, hormis quelques légères incursions d’humour à travers les deux filles Harding, le film s’appuie sur une approche sérieuse. Le ridicule pourrait frapper dans plusieurs directions, sans avertissement ! Cela n’arrivera jamais.
Aussi, impossible de dissocier la prestation de Lily-Rose Depp de l’incroyable prestation de Renée Falconetti dans La Passion de Jeanne d’Arc, autre moment fort du cinéma des années 1920.
La bande originale de son nouveau compagnon de voyage Robin Carolan, rencontré pour The Northman, souligne et convoque avec malice, force, mais aussi une délicatesse bienvenue lors des moments clés, les émotions plurielles et dissonantes véhiculées par le récit : un mélange de noirceur contenue, de païen peurs et sexualité refoulée.
Et c’est là la principale force du film. Celle de savoir naviguer en eaux mouvantes, en utilisant tous les outils qu’offre le genre, sans jamais sombrer dans ses clichés. Les quelques frayeurs sont bien ressenties et apparaissent comme des rappels à l’ordre dans un film où l’horreur est bien plus vécue par projection que frontale via les images proposées.
Telle une brume opaque et crépusculaire, aussi terrifiante qu’enivrante, ne laissant entrevoir l’horizon que sporadiquement, le film laisse une trace qu’il fera bon laisser infuser jusqu’au prochain visionnage.
J’ai hâte de voir où les vents emmèneront Eggers ensuite.