Le cas entre la marque romande Payot et la holding française Madrigall illustre le constat effectué en Suisse : selon le Secrétariat d’Etat à l’Economie, « le niveau des prix des biens et services consommés par les ménages est au total 60% supérieur à celui de l’UE-15 « . Et les livres ne faisaient pas exception.
Un surcoût qui pèse
Légalement, la notion de « pouvoir de marché relatif », introduite en 2022, a élargi la loi sur les cartels : désormais, les entreprises exerçant un contrôle économique sur un partenaire entraient dans son champ d’application. C’est ainsi qu’en septembre 2022, Payot alerte et défère les prix discriminatoires imposés pour l’achat de livres à la Commission de la concurrence (COMCO).
Ainsi l’ancien PDG de Payot, Pascal Vandenberghe, s’est lancé dans l’affaire : il a reproché à Madrigall de refuser de l’approvisionner directement aux conditions tarifaires habituelles françaises, l’obligeant ainsi à engager des frais supplémentaires. La fameuse tabelle, également pratiquée en Belgique, et qui a été définitivement supprimée le 1er janvier 2021.
Restait cependant à convaincre les autorités de la dépendance économique, qui fausse toute la relation commerciale. Et en fait, aucune alternative viable n’existe. Il est en effet impossible de trouver une autre Source d’approvisionnement en livres que… celui qui les produit, dans les quantités nécessaires. De même, renoncer aux œuvres de Madrigall… autant plier bagages. Et la COMCO a compris que la vente de livres chez d’autres éditeurs ne compenserait en rien les pertes. En effet, on ne remplace pas un Kamel Daoud par deux Yasmina Khadra, comme on le ferait avec des carottes en conserve.
La conclusion est donc bien celle d’un déséquilibre des pouvoirs, car Madrigall dispose de plusieurs options pour commercialiser ses livres en Suisse. Payot, en revanche, n’a pas d’autre possibilité de s’approvisionner que via le réseau exclusif du groupe. Cette situation a scellé la reconnaissance d’un « pouvoir de marché relatif » par Madrigall sur Payot.
En fait, les abus étaient bien identifiés, mais surtout seulement en partie justifiés. L’éditeur a défendu sa politique tarifaire en invoquant des coûts supplémentaires spécifiques à la Suisse, comme des coûts logistiques et des coûts de main d’œuvre plus élevés. Mais les justifications avancées par l’éditeur ont été jugées insuffisantes par la COMCO : elles ne représentaient qu’une faible partie des coûts avancés par le groupe.
Discussions en procédure
En septembre 2022, Antoine Gallimard s’est défendu dans Temps: «Notre structure de distribution – qui passe par une société suisse indépendante – nous permet de disposer de près de 400’000 livres en stock à Fribourg, qui peuvent être livrés en 24 heures aux libraires romands sans qu’ils aient à se soucier de la chaîne logistique. depuis la France ou des questions douanières. »
Pas ” opposé à l’approvisionnement direct en France auprès des libraires qui le souhaitent », a-t-il même évoqué les discussions en cours. Mais qui aura tourné au vinaigre, a rapporté le libraire, au vu des propositions faites.
C’est probablement la raison pour laquelle le patron de Madrigall a interprété la plainte comme une tentative de « renforcer son pouvoir de marché vis-à-vis de ses concurrents et améliorer les conditions commerciales obtenues auprès de ses fournisseurs« . Et puis accuser la marque d’agir” à mon avis dans une logique purement financière« . En fait, chercher à s’approvisionner en livres à des prix identiques à ceux pratiqués en France a des fondements économiques assez évidents.
Reste que pour l’instant et malgré nos demandes, ni Antoine Gallimard ni son service juridique ni Bruno Caillet, président de Sofédis, filiale de distribution de Madrigall à l’étranger, n’ont répondu à nos demandes de réactions. En plein hiver, on crie «hyème» à Madrigall ?
Des prix en baisse ?
Dans un communiqué diffusé le jour même du rapport, la direction générale de Payot, composée de Maud Poncé-Hubier et Bénédicte Kuchcinski, a exprimé son entière satisfaction. Restait à le mettre en œuvre, et donc, à proposer «un prix juste pour nos clients, tout en maintenant des librairies de qualité en Suisse romande».
Alors, des livres vendus à moindre prix ? Selon les estimations, il s’agirait de révisions de prix comprises entre 10 et 15%, pas plus : les libraires sont confrontés à la force du franc suisse, qui s’est encore consolidé face à l’euro. Pas vraiment une bonne nouvelle. Alors, à partir de quelle date le prix de vente des livres va-t-il diminuer pour la clientèle suisse ? “Nous estimons qu’il faudra quelques mois pour que les achats directs soient mis en œuvre.», assurent les responsables de l’enseigne auprès d’ActuaLitté.
Toutefois, les discussions n’ont pas encore commencé : «Nous n’avons eu aucun contact avec Madrigall aujourd’hui», assurent-ils.
La prudence est conseillée
Du côté de LivreSuisse, organisation interprofessionnelle regroupant libraires, distributeurs et éditeurs de Suisse romande, on accueille avec plus de considération le verdict de la COMCO. Oliver Babel, secrétaire général, ne voit pas «une grosse surprise. Nous savions que la décision était serrée et que la loi sur l’île du coût élevé ouvrait une brèche. Ainsi, toutes les raisons étaient réunies pour que la dénonciation soit recevable.»
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De là à dire que nous étions convaincus de la défaite de Madrigall, il n’y aurait qu’un pas : les arguments déployés devant l’autorité suisse montraient que dans les rangs français, on ne combattait pas dans l’espoir de réussir. Ni avec le panache de Cyrano de Bergerac, »plutôt en étant bien sûr de perdre», glisse un observateur.
Toutefois, rompre le champagne serait hâtif, estime l’organisation interprofessionnelle, soulignant les termes du paragraphe F de la décision. Car, certes, Madrigall est contraint »d’appliquer à Payot en cas d’approvisionnement direct en France les mêmes conditions que celles dont bénéficient les libraires français« . Mais il reste la possibilité »augmenter les prix d’achat dans la mesure des coûts supplémentaires justifiés ou réduire la remise en conséquence».
Une décision moindre
De même, en ne réparant pas «définitivement les prix d’achat autorisés ou la remise Payot», des fluctuations et des changements se produiraient dans le futur. Mais ce que LivreSuisse craint avant tout, ce sont d’éventuels futurs litiges impliquant les deux parties. “Ils seraient renvoyés devant les tribunaux civils (de France et de Suisse), ce qui atténue l’impact global de la décision.», souligne le secrétaire général.
Toutefois, précise la COMCO, en cas de non-respect des mesures, une nouvelle enquête et des sanctions seraient ouvertes. Et, cette fois, avec une nouvelle procédure nettement plus rapide. En revanche, du côté de Payot, on est beaucoup moins inquiet : «Ce paragraphe encadre et clarifie la décision», nous dit-on laconiquement. Surtout, si la loi ne prévoit pas d’amende, elle établit des contraintes, qui, en cas de non-respect, entraîneront cette fois des représailles.
L’enquête a exclusivement visé le groupe Madrigall, mais les règles en matière de pouvoir de marché relatif concernent toutes les maisons d’édition : d’autres enquêtes ne peuvent être exclues. A travers cette décision, la COMCO présente ainsi un cadre de référence et un effet préventif pour les autres éditeurs. Et bien que Payot soit expressément cité, «la mesure sera valable pour tous les points de vente francophones», garantit Olivier Babel.
Les indépendants au milieu
Que toutes les librairies en bénéficient, cela ne fait aucun doute sur ce point, l’ancien PDG de Payot l’avait déjà indiqué à ActuaLitté : l’action qu’il menait concernait Payot mais bénéficierait à tous les points de vente francophones, tout en s’appliquant à tous distributeurs. “Que les librairies indépendantes soient logées à la même enseigne n’implique pas qu’elles disposent des mêmes moyens que Payot», poursuit Olivier Babel.
«En termes de volume de ventes et de part de marché, il faut suffisamment de poids pour adopter ce que permet la décision de la COMCO. Et s’approvisionner directement depuis la France, les petites structures ne pourront tout simplement pas. » Raison pour laquelle l’OLF (structure de distribution) serait sollicitée comme intermédiaire pour le compte des librairies francophones. Mathieu Fehlman, son directeur général, n’a pas encore répondu à nos demandes de précisions.
De nombreuses inconnues demeurent également : en perdant le lien avec le premier libraire de Suisse romande – à qui l’on prête volontiers 50% de parts de marché – quelle sera l’attitude des distributeurs ? “Il faut maintenir les structures sur le territoire», poursuit Olivier Babel. En fait, pour le travail quotidien, “et pas simplement des visites de représentants, mais des opérations spéciales, des retours, des événements ou des commandes institutionnelles», cette relation s’avère nécessaire.
L’en-tête prêt
Mais comment les filiales françaises vont-elles supporter leurs coûts et charges avec un périmètre aussi en voie de disparition ? Dargaud Suisse, Interforum Suisse et d’autres — Madrigall, évidemment — devraient réviser leurs tableaux croisés dynamiques dans Excel : «Il devient dangereux de considérer que le marché de la librairie indépendante sera suffisant pour l’avenir», transpire un salarié.
Un vétéran du secteur analyse plus précisément «La décision de la COMCO réduira le tableau à Payot pour Madrigall et les autres diffuseurs s’aligneront – on passera de 1,5 à 1,2 du coefficient de remise. Mais la sous-traitance avec l’OLF apportera-t-elle le même avantage aux indépendants ? Et comment les radiodiffuseurs pourraient-ils maintenir un coefficient de 1,5 sans introduire de distorsion de concurrence ?»
Avec une conclusion ridicule, mais implacable : «Les librairies indépendantes seraient obligées de vendre leurs livres plus cher que chez Payot ?» La fermeture, à court ou moyen terme, semble donc inévitable. Madrigall a cependant 30 jours pour faire appel, et peut-être que d’autres recours sont à craindre : le prix de vente pour les clients Payot risque de ne pas évoluer très rapidement…
La décision de la COMCO est disponible ci-dessous pour consultation et/ou téléchargement.
Les origines du tabelle en Suisse
C’est en 1990 qu’Hachette Distribution Services, filiale du groupe Lagardère, acquiert une participation majoritaire dans Payot, alors détenue par le groupe Edipresse. Un investissement qui a conduit à une réorganisation de la supply chain de Payot, avec une centralisation des achats via des diffuseurs et distributeurs suisses, souvent affiliés à des éditeurs français. La restructuration aura limité l’autonomie de Payot en termes d’approvisionnement, restreignant sa capacité à négocier directement avec les éditeurs français.
Ce changement a eu pour conséquence d’augmenter les prix des livres en Suisse, les distributeurs suisses appliquant des marges plus élevées. Au fil du temps, les libraires suisses, dont Payot, ont exprimé leurs inquiétudes face à ces pratiques, les qualifiant de « cartel » en raison du manque de concurrence et de la fixation unilatérale des prix par les distributeurs.
En réponse à ces inquiétudes, la Commission de la concurrence (COMCO) a mené des enquêtes sur les pratiques des distributeurs de livres en Suisse. En 2013, elle a sanctionné plusieurs entreprises pour avoir entravé les importations parallèles, confirmant que des accords entre diffuseurs et éditeurs avaient empêché les détaillants suisses de s’approvisionner directement en France, contribuant ainsi à une hausse des prix en Suisse.
En 2013, la COMCO a sanctionné dix éditeurs-distributeurs de livres français actifs en Suisse pour entrave aux importations parallèles, avec des amendes totalisant environ 16,5 millions de francs suisses.
Plusieurs entreprises concernées ont contesté ces sanctions devant le Tribunal administratif fédéral (TAF). En 2019, le TAF a confirmé les sanctions contre cinq des diffuseurs-distributeurs et réduit les amendes pour quatre autres, portant le montant total des sanctions à environ 14,3 millions de francs suisses.
Crédits photos : ActuaLitté, CC BY SA 2.0
Par Nicolas Gary
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