« Arrêtez de répéter que nous sommes en colère »

A À la question de savoir où les Français ont le moins peur des centrales nucléaires, la réponse se trouve peut-être dans l’ombre de leurs réacteurs. Comme à Braud-et-Saint-Louis (33), où quatre donjons en béton ont remplacé l’église au centre d’un village aux bords dorés. Du moins dans le cœur des 1 500 âmes éblouies depuis une bonne quarantaine d’années par la fée de l’électricité. « Pour nous, c’est devenu une religion », prévient Laurent Daniel quand, comme lui, au moins deux mille personnes sont des salariés ou sous-traitants fidèles. Et puis chercher en vain l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’électeur vert. Pas plus de dix parmi les 1.260 inscrits au soir du dernier scrutin européen. Bien loin de ces années 1980 où la jeunesse du pays colportait encore l’histoire de commandos lâchant, du haut de leur hélicoptère, des serpents venimeux sur l’enceinte nucléaire.

« Pourquoi ici, où nous avons tant dépensé en aide à la personne, autant pour offrir à nos campagnes les mêmes services qu’en ville ? »

La voiture ou rien

Dans ce pays de vignes et de marais bordant l’estuaire de la Gironde, le jackpot promis par EDF aura depuis longtemps vaincu les dernières craintes autant que les convictions. Si Paris devait chercher en urgence un plan B pour ses Jeux, c’est sans doute ici que les athlètes pourraient se replier, là où la Cour des comptes elle-même applaudit sauvagement à la prodigalité des équipements de sport et de loisirs. Entre autres, des courts de tennis, des terrains de football, une salle de musculation, un skate park et bien sûr cette piscine dont l’agrandissement quasi olympique coûtera encore 14 millions d’euros aux finances municipales. C’est pourtant à Braud-et-Saint-Louis que le Rassemblement national a signé le 9 juin son plus gros score départemental, l’un des plus spectaculaires au niveau national. Ajoutés aux quelques voix des frères ennemis de Reconquête !, ceux de l’extrême droite atteignaient 68 %, tandis que partout dans les vingt communes environnantes la liste Bardella dépassait les 50 %.

«J’avoue que je suis perdu», n’en revient toujours pas le maire, Jean-Michel Rigal. « Pourquoi ici, où nous avons tant dépensé en aide à la personne, autant pour offrir à nos campagnes les mêmes services qu’en ville ? », déplore l’élu (DVG), invoquant notamment les 12 praticiens installés au centre de santé. « Il n’y a pas de violence, pas de délinquance, pas de problème d’immigration. Non, rien de tout ça. Aucune raison d’être plus malheureux ici qu’ailleurs, et certainement encore moins. »


Jean-Michel Rigal, le maire. « 68 % pour l’extrême droite, je suis un peu perdu. »

Photo Laurent Theillet/SO

« C’est justement parce qu’on vit bien ici que je vote RN. Pour que ça ne change pas. »

Car il s’agit bien d’un vote censé traduire la colère et le déclassement dont on parle à Braud-et-Saint-Louis. Converti à la lepénisme depuis la présidentielle de 2017, Laurent Daniel, 53 ans, ne dit dans un premier temps rien d’autre que son maire. « Si j’habitais encore en région parisienne, l’insécurité serait ma première préoccupation. Mais je dois admettre que nous sommes calmes et heureux. Et c’est aussi parce que je n’ai pas envie de bouger que je vote RN, pour la défense de l’emploi et de la ruralité, mais aussi celle des classes moyennes que Macron matraque depuis le Covid. »

À y regarder de plus près, un autre paradoxe émerge encore de la grande ville et de ses environs. Celle d’un territoire en réalité bien plus riche que ses habitants, dont beaucoup sont condamnés au salaire minimum à vie, victimes parfois quelque peu frustrées du syndrome du logement contraint. Où l’on vivrait ainsi sans l’avoir vraiment choisi, toujours plus loin d’une grande ville devenue inaccessible à l’échelle du prêt immobilier. À seulement une heure du centre de Bordeaux, soit le double aux heures de pointe, la moitié des ouvriers travaillent effectivement en dehors de la ville, tandis que près de neuf sur dix sont alors contraints de prendre le volant pour trouver du travail. Selon l’Insee, plus de 46 % des foyers y sont même équipés de deux voitures, soit le triple de celui de la capitale girondine.

Depuis la crise des gilets jaunes

Hélas, si l’argent de l’atome coule comme celui du pétrole à Dubaï, il n’a jamais rempli leur réservoir. Députée sortante et probable ministre en cas d’accession de Jordan Bardella à Matignon, Edwige Diaz fait remonter les racines du RN à la crise des gilets jaunes et à leur revendication initiale. « Tout le monde ne travaille pas à la centrale électrique et, dans ces petites villes-dortoirs, ils ont subi de plein fouet la hausse du prix de l’essence. C’est pourquoi mon discours sur la démétropolisation des services publics compte ici autant que celui sur l’immigration. »

Laurent Daniel, 53 ans, électeur RN. « Pour moi, le programme économique du RN passe avant la question de l'insécurité. »


Laurent Daniel, 53 ans, électeur RN. « Pour moi, le programme économique du RN passe avant la question de l’insécurité. »

Photo Laurent Theillet/SO

Quels que soient les 250 nouveaux emplois annoncés par une plateforme logistique de la commune voisine de Saint-Aubin, Jean-Michel Rigal a beau dire ou faire n’importe quoi, rien ne semble désormais pouvoir freiner ce ressentiment à géométrie variable. « C’est sûr qu’aller tous les jours en voiture à Bordeaux pour gagner un Smic n’est pas tenable, mais quand il s’agit d’y acheter des vêtements, curieusement, pour certains ce n’est plus un problème. » Et le maire pointe du doigt, sans enthousiasme, l’ingratitude de certains enfants gâtés de l’argent public. « Nous avons également mis en place un système de bourses étudiantes, sans jamais le moindre remerciement en retour. Les gens disent que c’est normal, que c’est l’argent de leurs impôts. »

“C’est sûr qu’à Braud on ne nous dérange guère, mais on voit bien dans les journaux ce qui se passe ailleurs”

Mais voilà, au détour de l’unique supérette, la déambulation des gens heureux reprend. Pour Lyndsay et Styven, ce couple de jeunes hommes d’une vingtaine d’années, tout va pour le mieux même dans le moins pire des mondes. « Pourquoi voter RN alors ? Pour l’emploi et parce qu’avec la Jordanie, ce sera la France pour les Français”, explique le premier. “Il vaut mieux s’aider soi-même avant d’aider les autres.” C’est sûr qu’à Braud on ne s’en soucie guère, mais on voit bien dans les journaux ce qui se passe ailleurs. Et puis n’oubliez pas que la Marine préfère le nucléaire à l’éolien, c’est ça l’écologie. » Un vote contestataire un peu trop simpliste pour être honnête aux yeux de ses électeurs. « Arrêtez de répéter qu’on est en colère, on réfléchit sereinement à ce qu’on faisait », insiste Laurent.

A la télé le soir même, l’actrice Corinne Masiero évoquait le sort d’un couple de “amis gays” en cas de victoire de l’extrême droite : “Au village, ils se disent que si ces salauds passent ils vont se faire lyncher”. . » Lindsay était déjà revenue prêcher la parole du RN autant que celle des LGBT. Écart de générations, de territoires et de consciences. Bon ou Mauvais.

Prochaine partie, demain, direction Cenon, sur la rive droite de Bordeaux, là où plane l’ombre du vote communautaire.

 
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