L’Académie française vient de publier le dernier tome de la neuvième édition de son célèbre dictionnaire, commencé dans les années 1980. La précédente datait de 1935. Cette édition très récente est déjà critiquée, tant l’Académie semble indifférente à la vie trépidante de la langue française. Mais peut-elle faire autrement ? L’analyse deOctave Larmagnac-Matheron.
Est-il vraiment raisonnable que la rédaction d’un dictionnaire prenne plusieurs décennies ? Les langues évoluent si vite qu’il semble vain d’essayer de les suivre. C’est un poète, Ponce-Denis Écouchard-Lebrun (1729-1807), lui-même académicien, qui disait : « On fait, défait, refait ce beau Dictionnaire / Qui est toujours très bien fait, sera toujours fait. » Quant au philosophe Barbara Cassinelle aussi est devenue immortelle, elle l’assume : « Une langue, telle que nous l’avons considérée, n’est pas un fait de la nature, un objet, mais un effet tiré de l’histoire et de la culture, et qui ne cesse d’être inventé. […] A tel point que l’objet du dictionnaire est constitué par les langues dans leurs œuvres”elle a écrit en elle Dictionnaire des intraduisibles (Editions du Seuil 2004).
Le dictionnaire impossible
Le dictionnaire, encore en gestation, est donc un fantasme irréalisable. Mais il ne peut s’empêcher de fixer, pour un temps au moins, la vie des mots. Il intègre le changement sous une forme statique. On voit bien la tension : le dictionnaire fige la langue à un moment de sa propre histoire, mais cette langue continue d’évoluer. Le dictionnaire a un caractère conservateur et figé, en même temps qu’une dimension dynamique, car chaque version du dictionnaire cartographie un nouvel état de la langue. Les deux pôles cohabitent en lui. Roland Barthes met ainsi le dictionnaire en tension comme un « objet robuste »mais animé d’une vitalité “brûlant” :
“Quoi de plus raisonnable qu’un dictionnaire ? Il informe, il éduque, il enseigne même […] Or cet objet robuste, simpliste même si l’on pense à l’enchevêtrement de faits, de notions, de substances dont le monde est fait, engage sans le dire les problèmes les plus graves, les plus brûlants.s […] La première concerne l’infinitude des mots d’une langue. Personne ne sait de combien de mots est composée la langue française. Le langage change de minute en minute, de lieu en lieu, selon les innombrables mots prononcés ; parfois un nouveau mot se répand, se propage, « prend » […] Le dictionnaire est constamment en lutte avec le temps et l’espace (social, régional, culturel) ; mais il est toujours vaincu ; la vie est toujours plus large, plus rapide, elle déborde, non pas le langage, mais sa codification. C’est pourquoi de nouveaux dictionnaires sont constamment nécessaires.
Roland Barthes, préface à Dictionnaire Hachette. Langue, encyclopédie, noms propres1980
La tentation du conservatisme
Cette défaite annoncée n’empêche pas les tendances conservatrices de s’affirmer très fortement dans la pratique des dictionnaires. Au mouvement permanent du langage, les académiciens rigoureux opposent le sérieux de la stabilité. L’usage passé devient la norme du futur. Les règles, les normes bien ordonnées visent à apprivoiser l’anarchie du devenir. Le dictionnaire prend alors volontairement un caractère solennel. « Pour paraître, un dictionnaire doit d’abord paraître sérieux : on ne peut pas s’imposer sans imposer »dit ironiquement l’écrivain Georges Elgozy Dans L’Esprit des Mots ou l’Antidictionnaire (1981).
L’Académie est fréquemment accusée de défendre ce conservatisme. C’est le cas du dernier volume de son dictionnaire : avec seulement 53 000 mots et définitions jugées obsolètesdifficile d’en faire un outil de captation de la vie de la langue. Rivarol se moqua gentiment de cet écart : « Dans le dictionnaire de l’Académie, on ne trouve pas ce qu’on ne connaît pas ; mais nous n’y trouvons pas ce que nous savons. » Ni les mots nouveaux dont on aimerait connaître le sens, ni le sens des mots tels que nous les manipulons au présent. Alain Reyrédacteur en chef de Robert, s’est opposé aux approches trop conservatrices du dictionnaire :
« Nous sommes moralement et éthiquement obligés de définir de nouveaux mots même s’ils ne plaisent pas. […] Le dictionnaire est un observatoire et non un conservatoire. […] Lorsque le terme « selfie » revient à des millions d’occasions, nous ne pouvons pas prétendre qu’il n’existe pas. Notre critère est donc la fréquence d’utilisation, mais en dessous d’un certain seuil, ce sont des choix idéologiques qui sont faits, autour de l’importance du concept. Le dictionnaire n’a pas le droit de manquer certains termes”
Alain Rey, entretien accordé à Journal du dimanche le 22 2015
Une dilatation du temps
Ne soyons pas injustes : le dictionnaire de l’Académie inclut bien le changement. Cependant, il l’intègre sur une échelle de temps trop dilatée. Paul Morand déjà moqué ce tronçon: « Quand le Dictionnaire de l’Académie parlera du mot Vertu, je ne serai plus de ce monde. » Ce dictionnaire ne montre pas l’état de la langue à un instant donné ; certaines entrées ont été composées plusieurs années, voire plusieurs décennies, avant d’autres beaucoup plus récentes. Il est donc difficile, voire impossible, de dire de quelle langue on a affaire. Mais c’est aussi la fonction d’un dictionnaire : non seulement définir un ensemble de termes, mais montrer l’entrelacement momentané de mots qui n’existent pas indépendamment les uns des autres mais se réfèrent constamment les uns aux autres. Les nouveautés lexicales ne sont pas de simples compléments ; ils redistribuent et réorganisent constamment l’ensemble du système linguistique. Ce sont les mêmes mots, issus d’un système de références évolutif, que le dictionnaire définit et qui servent à définir. Le dictionnaire étendu de l’Académie, au contraire, entremêle inévitablement différentes temporalités, différents états du langage, sans que ce mélange soit clairement perceptible puisque toutes les définitions sont présentées dans un présent commun. Le linguiste Laélia Véron a souligné ce décalage sur X : « Le principal problème du dictionnaire est qu’il est incohérent. Logique : quand on fait un dictionnaire sur 90 ans, personne ne peut encadrer le projet avec la même ligne éditoriale, la lettre A a été faite à 50 ans d’écart de la lettre M. »
La profondeur de l’archaïsme
Cela signifie-t-il que les états passés du langage n’ont pas leur place dans un dictionnaire ? Probablement pas. L’étymologie, indiquée comme telle, a sa place dans le dictionnaire, tout comme les indications telles que « vieilli », « obsolète », etc. L’Académie elle-même utilise heureusement ce type de précision. Ainsi, l’email dans son sens de “petite masse cylindrique de bois, attachée à un long manche” est précédé d’un bien utile “anciennement”. Mais « autrefois » présuppose toujours un référent temporel donné. Ce qui était un usage ancien il y a trente ans n’est pas nécessairement ce qui est ancien aujourd’hui : de nouvelles significations deviennent archaïques, d’autres trouvent parfois une seconde vie. Ainsi, la définition de « mec » (« Homme reconnu dans le monde souterrain. Désigne parfois le proxénète de‘une prostituée ») : le mot, dans ce sens, le seul mentionné, est considéré comme « argot », mais pas ancien.
Ces couches de temps qui traversent la langue font partie du charme de ce dictionnaire. Comme l’a souligné Barthes, « c‘est une machine à rêver ; s‘se générant pour ainsi dire de mot en mot, il finit par se confondre avec le pouvoir de l’imagination.. Le sémioticien nous invite ainsi à dériver de mots en mots, entre « les continents, les époques, les hommes, les outils, tous les accidents de la nature et de la société ». Et il conclut : « Il semble qu’il y ait dans les dictionnaires certains mots usés qui attendent l’apparition d’un grand écrivain pour absorber toute leur énergie. » L’histoire des mots, qui ne cesse de hanter leur sens, est un précieux réservoir de rêverie. C’est aussi, sans doute, le rôle d’un dictionnaire : non pas figer le temps de la langue dans un passé normatif, mais faire ressentir cet étalement qui fait la profondeur du langage.