Mais au moment de déposer le permis de construire, l’administration militaire locale, équivalent d’une mairie en temps de conflit, pose une condition étonnante : recevoir les fonds du projet, qui disposait d’une vingtaine de millions d’euros de financement privé, sous prétexte de devenir les chefs de projet.
«Ils ont dit […] : + Il vaut mieux que vous transfériez l’argent que vous avez reçu sur notre compte +. Mais ça ne marche pas comme ça ! », raconte ce directeur de projet belge. L’entreprise refuse et la situation devient vite « impossible », explique Bart Gruyaert.
Les responsables de l’administration font traîner les choses en ajoutant constamment de nouvelles conditions au contrat. Il existe également des incitations à « donner des enveloppes » à certains fonctionnaires, selon lui. En septembre 2023, Neo-Eco décide à contrecœur d’abandonner le projet.
Progrès et zigzags
Ce cas est loin d’être isolé. L’Ukraine souffre d’une corruption endémique depuis la chute de l’Union soviétique, même si elle a intensifié ses efforts au cours de la dernière décennie pour réaliser son ambition d’adhérer à l’Union européenne.
Elle était classée 104e sur 180 pays par l’indice de corruption de Transparency International en 2023, un score néanmoins en hausse. Les observateurs craignent que ce problème persistant ne ralentisse la reconstruction du pays ravagé par la guerre en dissuadant les partenaires internationaux d’investir les sommes énormes nécessaires.
Le coût total est estimé à 486 milliards de dollars par la Banque mondiale, l’ONU, l’Union européenne et le gouvernement ukrainien. Bart Gruyaert assure que sa mauvaise expérience à Gostomel n’a pas découragé Neo-Eco d’investir en Ukraine, bien au contraire.
Guerre en Ukraine : quels scénarios de paix ?
Alors que la guerre entre la Russie et l’Ukraine fait rage, Georges-Henri Soutou propose un pas de côté pour réfléchir aux modalités d’une éventuelle résolution du conflit, en retraçant sa genèse au cours des dernières décennies.
Il travaille sur plusieurs autres projets et encourage d’autres entreprises à faire de même, jugeant que le pays « fait beaucoup de progrès » en matière de corruption. Il a simplement fallu apprendre à « zigzaguer entre les différents obstacles », par euphémisme Bart Gruyaert, expliquant qu’il travaille avant tout avec les localités en qui il a confiance.
A Gostomel, les autorités judiciaires ont depuis révélé un système de « détournements de fonds » au sein de l’administration militaire. Son chef d’alors, Serguiï Boryssiouk, est accusé avec d’autres responsables d’avoir détourné des sommes destinées à la reconstruction de résidences, donc laissées en ruines.
En juin 2023, après l’apparition des premières accusations, il a été démis de ses fonctions par décret du président Volodymyr Zelensky. Quelques jours auparavant, il avait tenu une conférence de presse au cours de laquelle il assurait avoir fait de son mieux pour reconstruire Gostomel et accusait les autorités judiciaires de « se tromper d’ennemi ». Le préjudice total s’élève à 21 millions de hryvnias, soit près de 480 000 euros, selon un audit de l’Etat publié en décembre 2023.
“Une question de volonté”
Des cas similaires ont éclaté dans d’autres régions, sans compter les scandales qui ont ébranlé les plus hauts niveaux de l’armée ou des ministères. Andriï Borovyk, directeur exécutif de Transparency International, affirme que ces cas, bien qu’embarrassants, contribuent à garantir que le problème ne soit pas « oublié ».
Le directeur de l’Agence nationale pour la prévention de la corruption, Viktor Pavlushchyk, estime que ces exemples montrent « l’efficacité » des autorités – et le chemin parcouru dans la lutte contre l’impunité. Il y a encore dix ans, « qui aurait pensé que de hauts fonctionnaires pouvaient être accusés de crimes ? Et maintenant, nous avons de très bons exemples », dit-il.
Tous domaines confondus, environ 500 dossiers de corruption ont été ouverts depuis le début de l’année par le Bureau national anticorruption (Nabu), qui ajoute qu’une soixantaine de personnes ont été condamnées. De toute évidence, il reste beaucoup à faire.
Il est encore courant que des élus locaux aient des intérêts dans des entreprises de construction, par exemple à travers leur famille, ont souligné plusieurs interlocuteurs. Pour éviter les conflits d’intérêts, l’Ukraine cherche à rendre le processus de reconstruction plus transparent.
L’année dernière, les autorités ont lancé la plateforme DREAM, un site internet accessible à tous, qui recense les projets de ce type. L’objectif est de permettre aux investisseurs, citoyens ou journalistes de suivre l’avancée des projets de construction et de trouver des données sur leur financement ou leurs sponsors.
DREAM est encore « en phase expérimentale » mais devrait, à terme, devenir obligatoire pour tous les projets de reconstruction, note son directeur Viktor Nestoulia. L’ancien directeur de l’Agence de reconstruction, Moustafa Nayyem, estime que la transparence sera la clé pour rassurer les investisseurs étrangers.