À moins d’un kilomètre et demi de l’aéroport Changi de Singapour, dans un parc d’affaires entouré de bâtiments dédiés au fret, à la logistique et aux bureaux, un bâtiment austère a été érigé. Il dispose de dispositifs de sécurité de dernière génération. Derrière d’imposantes portes en acier, un milliard de dollars d’or peut y être stocké, non pas pour la banque centrale, mais pour le compte d’entreprises et de particuliers.
En Asie, la demande d’or reste forte, contribuant à la flambée des prix. En un an, les prix ont augmenté de près de 40 %, l’once d’or dépassant désormais les 2 700 dollars. Tout semble actuellement profiter au métal précieux : la pandémie, la guerre en Ukraine, l’inflation, les tensions au Moyen-Orient, les tensions commerciales avec la Chine, les élections américaines, etc.
Aujourd’hui, il n’y a pas que les théoriciens du complot qui achètent de l’or
Les investisseurs professionnels méprisent généralement les métaux précieux car ils ne génèrent pas de revenus. Selon Dirk Baur et Lai Hoang de l’Université d’Australie occidentale, parmi les investisseurs institutionnels américains possédant plus de 100 millions de dollars d’actifs, moins d’un quart détiennent des actions dans des fonds indiciels (ETF) sur l’or. Les investisseurs en or sont souvent les plus pessimistes, convaincus d’un krach fatal, du déclin de l’Occident ou encore de l’effondrement du monde. Ils font parfois des prédictions exagérées pour justifier leurs achats, comme un défaut de paiement imminent des États-Unis ou l’introduction d’une nouvelle monnaie adossée à l’or par la Chine et la Russie pour supplanter le dollar.
Mais aujourd’hui, ce ne sont pas seulement les théoriciens du complot qui achètent de l’or. Les family offices, dont les actifs sous gestion sont passés de 3 300 milliards de dollars en 2019 à 5 500 milliards de dollars en 2024, acquièrent de l’or pour diversifier leurs portefeuilles et se protéger contre le risque inflationniste. Plus des deux tiers des family offices ont investi dans l’or ces dernières années.
La demande d’or vient en grande partie d’Asie. La crise immobilière en Chine a poussé les épargnants à se tourner vers le métal précieux. La Chine et l’Inde, qui représentent ensemble un cinquième de la production économique mondiale, sont responsables de la moitié des achats au détail d’or physique en 2023. Les achats de lingots et de pièces d’or en Chine ont augmenté de 44 % entre juin 2023 et juin 2024.
Au-delà des particuliers, les acteurs majeurs du marché de l’or restent les banques centrales. Si la part de l’or dans leurs réserves avait diminué depuis des décennies, passant de près de 40 % en 1970 à seulement 6 % en 2008, elle repart à la hausse, atteignant 11 % en 2023, son plus haut niveau depuis vingt ans.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie et le gel de ses réserves de change ont constitué un tournant : les gestionnaires de réserves ont réalisé que les bons du Trésor américain et d’autres actifs en devises occidentales pourraient être inutiles en cas de sanctions.
Depuis début 2022, les autorités monétaires de Chine, de Turquie et d’Inde ont acheté respectivement 316, 198 et 95 tonnes d’or, selon le World Gold Council. Les banques centrales accumulent principalement de l’or physique et sont souvent obligées de le conserver dans leurs coffres-forts pour éviter toute saisie. Récemment, le gouvernement britannique a refusé de transférer des dizaines de tonnes d’or au Venezuela, ne reconnaissant pas Nicolas Maduro comme un dirigeant légitime.
Aucune des 51 banques centrales interrogées ne prévoit de réduire son allocation d’or au cours des trois prochaines années.
Les achats d’or ne sont pas réservés aux États en conflit avec l’Occident. La banque centrale de Singapour a acquis 75 tonnes d’or supplémentaires depuis début 2022, tandis que la Banque nationale de Pologne a accumulé 167 tonnes, visant 20 % de ses réserves en or. Ce métal reste un symbole de puissance et de prospérité pour les Etats.
La demande des banques centrales semble devoir rester élevée : une enquête menée en 2024 auprès des investisseurs souverains par Invesco Asset Management a révélé qu’aucune des 51 banques centrales interrogées ne prévoit de réduire son allocation d’or au cours des trois prochaines années, alors que 37 % d’entre elles envisagent de l’augmenter.
Parmi les banquiers centraux, environ 56 % estiment que l’or protège contre « militarisation » réserves des Etats occidentaux, et 70% y voient une couverture contre l’inflation. Les banques centrales investissent dans l’or non pas pour un rendement immédiat, mais pour se protéger contre les risques géopolitiques et économiques. Aujourd’hui, le lien entre les taux d’intérêt et les prix de l’or est plus faible qu’auparavant. L’or ne baisse plus lorsque les taux augmentent, grâce aux achats de précaution.
L’or ne connaît pas la crise
Malgré cela, la demande d’ETF sur l’or augmente lorsque les taux baissent : généralement, une baisse des taux d’un quart de point de pourcentage entraîne une augmentation des avoirs en ETF sur l’or de 60 tonnes (actuellement 5 milliards de dollars) d’ETF sur l’or. six mois après. Pour Warren Buffett, l’or” se nourrit de la peur et de la conviction qu’elle va se propagerr”. Il semble que de nombreux investisseurs s’inquiètent pour les années à venir.
Valeur refuge, actif de diversification, l’or n’est pas en crise. D’un côté, les banques centrales continuent d’accumuler de l’or en réponse aux risques géopolitiques et financiers, de l’autre, les particuliers, notamment en Asie, soutiennent la demande. La multiplication des incertitudes favorise la hausse du prix de l’or comme, de manière plus cyclique, la baisse des taux d’intérêt.
Au cours des dix dernières années, le prix de l’or est devenu de plus en plus indifférent aux cycles. Presque tout joue en faveur de l’appréciation du métal précieux mais, comme pour les actions, « les arbres ne montent pas vers le ciel ».
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