Tout le monde dans le monde de l’édition avait déjà cette photo en tête. Chameau Daoudbrandissant son livre à la vitrine du restaurant Drouant. L’hypothèse s’est concrétisée ce lundi, après l’annonce vers midi par Philippe Claudel de la remise du prix Goncourt à l’écrivain franco-algérien ultra favori, pour son livre Houris (Gallimard).
Une œuvre en forme de voyage introspectif à travers l’Algérie. Nous suivons Aube, devenue muette à 5 ans après avoir eu les cordes vocales lacérées suite à une tentative d’égorgement, « au nom de Dieu », pendant la guerre civile algérienne. La « décennie noire » (1992-2002) au cours de laquelle différents groupes islamistes se sont opposés à l’armée nationale – le bilan a oscillé entre 60 000 et 200 000 morts et des milliers de disparus. Aube revient sur les lieux du crime, dans le nord du pays, où sa sœur a été violée puis assassinée. Dans un monologue hanté, elle s’adresse à sa fille, encore dans son ventre. Veut-elle avorter ou pas ? Elle hésite encore, ou fait semblant d’hésiter : elle sait que, dans cette Algérie patriarcale, la condition de femme est une malédiction. «Je t’évite de naître pour t’empêcher de mourir à chaque instant. Car dans ce pays, on nous aime muets et nus pour le plaisir des hommes en chaleur. »
Peine de prison
A Oran, Aube tenait un salon de coiffure, juste en face de la mosquée. Chez elle, les femmes venaient se faire belles et rire, notamment lors de la grande prière du vendredi, où elles pouvaient échapper au jugement des hommes et pouvoir s’occuper d’autres choses que de leur maison ou de la cuisine.
Alors bien sûr, nous ne pouvons pas emporter Houris être un grand roman féministe, courageux, sans doute nécessaire. Au point que Kamel Daoud tente de briser cette amnésie collective et volontaire, puisqu’il est interdit de parler de la guerre civile en Algérie, selon un article de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Peine de prison pour quiconque ose utiliser ou exploiter « les blessures de la tragédie nationale ».
Et qui de mieux pour en parler ? Daoud a vécu de près cette période sombre. En 1994, à l’âge de 24 ans, il entre au Oranais Quotidien. Lui et ses collègues ont la responsabilité d’assurer une « couverture sécuritaire » des événements. Le traumatisme de l’Aube ressemble certes un peu à celui de Daoud.
“Ce serait une explosion”
Il y a deux semaines, Tahar Ben Jellounami de l’écrivain et membre de l’académie Goncourt, a donné quelques indices sur les raisons qui pousseraient les jurés du plus prestigieux prix français à récompenser Houris. “Si effectivement Kamel Daoud avait la palme, ce serait une explosion”, a déclaré Tahar Ben Jelloun sur France Inter. Dans la mesure où tout ce que l’Algérie, enfin les généraux, ont voulu cacher pour la guerre civile, parce qu’il est interdit de parler de cette guerre civile, sera connu du monde entier et à travers des traductions à travers le monde. »