Anaïs Gletty raconte comment elle a « pardonné » à la femme qui a tué son père

Il y a douze ans, Anaïs Gletty perdait son père, assassiné par celle qui était à la fois sa plus proche collaboratrice et sa maîtresse. Dans un livre-témoignage intitulé « Pardoner », tout juste publié, la jeune femme raconte son parcours poignant vers l’apaisement. Nous l’avons rencontrée chez elle, à Saint-Maurice-de-Lignon (Haute-Loire).

Le 4 mars 2012, le corps de votre père a été retrouvé dans un bois près de Saint-Etienne, une semaine après sa disparition inexpliquée. Il a été tué de trois balles à bout portant : deux dans la tête, une dans le dos. Quelques jours plus tard, le meurtrier s’est rendu aux enquêteurs. Il s’avère que vous connaissiez cette femme…

En effet, Bettina était la secrétaire de direction de mon père. Ils travaillaient ensemble depuis la création de son entreprise (fabrication et pose de menuiseries, NDLR), en 2001. Ils étaient même collègues auparavant, chez son précédent employeur. C’est donc quelqu’un que je vois depuis l’âge de 7 ans, que je rencontrais occasionnellement le dimanche, lorsque j’allais au bureau de mon père, et parfois l’été, lorsque je travaillais avec mon père. Je la connaissais surtout à travers ses yeux, car il parlait beaucoup d’elle. Elle était une personne importante pour lui.

Elle fut aussi une des premières à vous consoler…

Oui. Peu de temps après la découverte du corps, nous nous sommes tous retrouvés dans le grand bureau de papa, avec plusieurs employés dont il était proche. Bettina était là. Elle était très déprimée, comme nous tous. À un moment donné, elle m’a pris dans ses bras, les larmes aux yeux, et elle m’a dit : “Courage, il faudra être fort”. À l’époque, évidemment, je l’ai pris comme une marque sincère d’empathie et de tristesse. Je crois aussi qu’elle était déjà dans une forme de déni de ce qu’elle avait fait.

Les raisons de cette action restent encore assez floues : les deux avaient une liaison, elle parle aussi d’épuisement professionnel et de pression qui l’ont fait « craquer ». Au départ, vous ressentez logiquement une colère très puissante…

Évidemment, au début, la haine gagne tout. Quand je suis venu témoigner à la barre, devant la cour d’assises, en mai 2014, je lui ai dit que le pardon n’existe pas.

« Je veux qu’elle paie, qu’elle reste en prison toute sa vie. Le fait que ce soit elle, que je la connais, qu’elle connaisse notre famille, qu’elle sache que j’étais alors enceinte de mon premier enfant, tout cela ajoute un sentiment de trahison très fort.

Anaïs Gletty

Comme tout le monde, je me demande vraiment comment elle a pu penser à ça, et pourquoi elle n’a pas réussi à arrêter la machine avant qu’il ne soit trop tard. C’est incompréhensible.

Le basculement a eu lieu en mai 2014, à la fin du procès. Bettina est condamnée à 18 ans de prison. Quel a été le déclic pour vous ?

En fait, c’est un processus qui a commencé au fur et à mesure que les débats avançaient. Je l’ai vue totalement prosternée, effondrée, pendant trois jours. Les témoignages de ses proches ont également suscité une forme d’empathie. Sa mère est tellement bouleversée qu’elle se sent mal. Sa fille de 18 ans vient parler de Bettina, de la mère qu’elle est, de la personne qu’elle est, avec des mots extrêmement forts. La plaidoirie de son avocat m’a aussi beaucoup touché.

Je comprends qu’elle a aussi vécu des choses très difficiles. Je commence alors à ne plus la voir uniquement comme une meurtrière. Dès que je sors du tribunal, j’attrape mon avocat et lui dis que je souhaite la rencontrer au parloir.

« L’homme violent n’est pas toujours l’autre, ni cet inconnu diabolique qu’on imagine »

Vous adressez d’abord deux demandes écrites aux magistrats…

Oui, pour deux refus. Je comprends alors que la justice pénale ne me permettra pas de la contacter aussi facilement que je l’avais naïvement imaginé. Les mois ont passé et finalement, le 27 février 2016, jour anniversaire de la mort de mon père, j’ai ressenti le besoin de lui écrire directement en prison. Je prends une feuille de papier, un crayon, et après plusieurs tentatives, j’arrive à trouver les mots.

Cela n’a pas été facile, mais je lui décris tous les sentiments que j’ai vécus ces quatre dernières années, les questions que je me pose encore. L’idée n’était pas de l’accabler, comme je lui ai dit, mais d’être dans une certaine bienveillance.

Après un mois et demi d’attente, sa réponse est arrivée. Notre correspondance a duré jusqu’en 2021. Il y a eu plusieurs interruptions, notamment dues à d’autres épreuves dans ma vie personnelle (le compagnon d’Anaïs Gletty et père de ses deux enfants est décédé en 2019 dans un accident de la route, NDLR), mais le fil n’était pas rompu.

Vous êtes-vous progressivement senti soulagé d’un poids ?

Lors d’un procès criminel consacré à une histoire aussi violente et terrible que celle de mon père, la personne dans la boîte apparaît comme une sorte de monstre.

« Quand on est sur le banc des parties civiles, comme moi, on n’arrive plus à y mettre un visage « humain ». C’est ce que j’ai vécu et ressenti. Petit à petit, au fil de nos échanges, cette image s’est estompée, et la colère avec elle. »

Anaïs Gletty

À l’été 2021, Bettina a été libérée sous condition, avec assignation à résidence, mais la justice continue de lui interdire tout contact avec vous. Comment avez-vous réussi à contourner l’obstacle ?

C’est elle qui a pris l’initiative, après m’en avoir parlé et répondu au souhait que j’avais exprimé, de nous inscrire toutes les deux dans un programme de justice réparatrice. Je n’y connaissais rien – le concept reste très embryonnaire en France – mais je me suis renseigné et je l’ai trouvé très bien.

Nous avons suivi un protocole très précis et long, qui a duré environ six mois, via une association lyonnaise. J’ai eu plusieurs entretiens psychologiques confidentiels avec des animateurs spécialement formés, qui ont eu les mêmes échanges approfondis avec Bettina, afin de comprendre notre parcours, nos motivations, etc. Nous pouvions arrêter le processus à tout moment, mais nous étions vraiment déterminés à y aller. jusqu’à la fin. Et en juin 2023, nous nous sommes revus.

Photo Franck Boileau

Que ressentez-vous lorsque vous vous asseyez devant elle, après une si longue attente ?

Au début, la tension était palpable dans la salle. Mais très vite, dès ses premiers mots, j’ai eu l’impression assez étrange de retrouver la personne que j’avais quittée onze ans plus tôt. Physiquement, elle n’avait pas vraiment changé. Je la remercie même d’être venue, d’avoir eu ce courage. Nous avons eu deux heures de discussion fluide, naturelle, qui m’ont permis en quelque sorte de la ramener dans le camp humain, de la dissocier de l’acte horrible qu’elle avait commis.

C’est à ce moment-là que tu lui dis que tu lui pardonne ?

Oui. Je lui dis que même si l’acte en lui-même n’est pas pardonnable, que même si je ne cautionne évidemment pas ce qu’elle a fait, je lui pardonne en tant que personne. Lorsqu’elle m’a entendu prononcer ces mots, elle a mis la main sur son cœur et s’est mise à pleurer. Elle m’a dit qu’elle se voyait comme un monstre, qu’elle n’avait pas pu se regarder dans le miroir pendant des années, tellement elle avait honte.

Ce jour-là, nous n’avons pas reparlé des faits, de la mort de mon père, mais de sa détention, de nos vies respectives, de nos familles… A la fin de l’entretien, j’étais totalement vidé, rincé. Mais réparé.

Ils recherchent des victimes qui oseraient dialoguer avec les auteurs de violences

Vous écrivez que vous avez tous les deux « guéri (vos) blessures et pansé les siennes »…

C’est tout à fait vrai. J’ai eu l’impression d’être soudainement libérée d’un poids terrible qui m’écrasait depuis plus de 10 ans et la satisfaction d’être allée au bout de mon affaire, d’avoir bouclé la boucle. Aujourd’hui, ce sentiment perdure. Je me sens beaucoup plus en paix avec l’histoire de mon père.

Vous demandez-vous parfois ce qu’il penserait de votre approche ?

Cela me trotte dans la tête, bien sûr… Je n’ai pas la réponse, mais je me dis qu’il aurait simplement voulu que je sois heureuse. Et s’il avait dû passer par là pour en arriver là, il aurait accepté.

Après, je comprends que mon initiative puisse surprendre ou ne pas être comprise. Ma mère et ma sœur, par exemple, ont suivi tout cela de loin, sans me juger, mais sans être actrices.

« Je ne prétends nullement être un exemple ou un modèle à suivre. Chaque histoire est unique, chacun est évidemment libre de suivre son propre chemin. J’ai fait mon choix et je voulais juste témoigner de la paix profonde qu’il m’apporte.

Anaïs Gletty

Envisagez-vous de revoir Bettina ?

Je n’en ressens pas le besoin aujourd’hui. Plus tard, nous verrons. En tout cas, lors de notre rencontre, elle m’a promis qu’elle serait toujours là pour moi, pour nous. Pour ma part, j’ai l’impression d’être arrivé au bout du chemin. Mais peut-être que mes enfants (aujourd’hui âgé de 9 et 12 ans, NDLR) aura un jour des questions à lui poser, et qu’elle saura y répondre. C’est important. Je dirais même que ça me rassure, d’une certaine manière.

Propos recueillis par Stéphane Barnoin

Lire. « Pardonner », co-écrit par Anaïs Gletty et la journaliste Nathalie Mazier, est paru ce jeudi 23 mai aux éditions Mareuil.

207 pages, 20 euros.

 
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