L’art contemporain, une scène française entre deux eaux

L’art contemporain, une scène française entre deux eaux
L’art contemporain, une scène française entre deux eaux

Du 16 au 20 octobre (les deux premiers jours étant réservés aux VIP), la foire Art Basel Paris s’ouvre dans la nef du Grand Palais, entièrement rénovée, l’une des plus importantes, réunissant près de deux cents galeries venues d’une quarantaine de pays. Cette déclinaison d’Art Basel dans la capitale française a remplacé la Fiac en 2022 . Le salon (également implanté à Bâle, Miami et Hong Kong) a pour objectif de mettre en avant son soutien à l’écosystème artistique français en sélectionnant une soixantaine de galeries implantées en , soit un tiers de ses exposants. Ce chiffre recouvre cependant des réalités très diverses, depuis les galeries de taille moyenne situées exclusivement à Paris, jusqu’aux succursales de multinationales. Parmi ces derniers, Hauser & Wirth assure que sa programmation » met en lumière de nombreux artistes de la galerie qui entretiennent des liens profonds avec Paris. De celles qui y sont nées comme Louise Bourgeois et Hélène Delprat aux artistes venus de loin comme Barbara Chase-Riboud et Takesada Matsutani, en passant par ceux qui cherchaient un lieu d’expérimentation comme Alexander Calder, George Condo, Ed Clark et Cathy Josefowitz. » Une acception très large de la « scène française » qui souligne certainement toute sa richesse. Mais, comme le constate sobrement un galeriste parisien :

« La réalité est qu’il est de plus en plus difficile d’exposer un artiste français dans une foire hors de France. »

Les artistes français en déclin À l’exception d’une poignée d’entre eux présents dans les grandes biennales internationales – comme Kader Attia ou Pierre Huyghe – les artistes français sont en effet quasiment inconnus à l’étranger. Ce manque de notoriété se traduit par des prix inférieurs à ceux de leurs homologues étrangers, notamment américains et allemands, ce qui incite encore moins les galeristes à présenter leurs œuvres sur les foires. Ainsi la sculpture mobilier de Julien Berthier (né en 1975), artiste présent dans les collections du Centre Pompidou, qui trône fin août sur le stand de la galerie Georges Philippe et Nathalie Vallois (Paris) au Exposition Art-o-rama, à Marseille. Compte tenu de son prix, inférieur à 50 000 euros, il y a très peu de chances que la galerie le montre, par exemple à Art Basel, à Bâle, la foire où se ruent les collectionneurs du monde entier. « En 2014, les 100 artistes contemporains les plus rentables vendus aux enchères représentaient à eux seuls les deux tiers du résultat des ventes mondiales, points out art sociologist Nathalie Moureau. Ce mouvement ne touche pas la scène française : en 2012, les ventes totales des 10 artistes français les plus titrés aux enchères équivalaient à peine à un dixième du chiffre d’affaires réalisé par les dix meilleurs artistes allemands.(1). Cette observation reste valable. Il a donc fallu une certaine audace à la galerie Balice Hertling (Paris) pour présenter à « Art Unlimited » – le secteur d’Art Basel, à Bâle, réservé aux œuvres extraordinaires – les vibrations chromatiques de Julie Beaufils (née en 1987) : un travail patient en amont a permis l’acquisition de cet ensemble (Sources intérieures

) par une collection de Hong Kong. De même, lorsque Christophe Gaillard (Paris, Bruxelles), il y a deux ans, préparait le transfert d’une de ses artistes phares, Hélène Delprat (née en 1957), à la galerie Hauser & Wirth, il l’a fait en connaissance de cause. Le galeriste sait que l’œuvre du peintre bénéficiera d’une plus grande visibilité et d’une crédibilité accrue, une fois intégrée dans cette méga-galerie suisse. Adossée à ce puissant partenaire qui compte une douzaine de filiales (à Zurich, Gstaad, Saint-Moritz, Londres, Somerset, Los Angeles, New York, Hong Kong, Monaco, Minorque, etc.), Hélène Delprat peut mener à bien des projets ambitieux. , notamment auprès des musées étrangers, tandis que, mécaniquement, les prix de ses tableaux, dont sa galerie d’origine conserve un stock important, montent en flèche.

L’engagement des collectionneurs

Avant de connaître le succès, les galeries parisiennes les plus avant-gardistes, comme celle d’Yvon Lambert ou de Daniel Templon, ont connu des années de vaches maigres. Dans les années 1960 et 1970, leurs expositions les plus radicales se soldent par des échecs commerciaux. Christian Boltanski (1944-2021) n’a rien vendu lorsqu’il exposait chez Ileana Sonnabend. Et c’est grâce aux collectionneurs belges que la galerie Durand-Dessert, active de 1975 à 2004, a survécu. Les collectionneurs français ne se pressaient pas devant les portes. Tous ces galeristes ne se sentaient pas non plus missionnés pour défendre la scène française : leur curiosité s’exerçait à 360°. En témoigne par exemple la donation par Liliane et Michel Durand-Dessert de plus de 180 œuvres qui, en 2021, est venue enrichir les fonds du Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne (MAMC+). L’engagement du couple de galeristes et collectionneurs dans la création contemporaine démontre leur vision européenne. «Ils ont apporté un soutien fort et précoce aux scènes allemandes (Joseph Beuys, Gerhard Richter, Ulrich Rückriem…), Anglais (John Hilliard, Barry Flanagan, David Tremlett…) et italien (Alighiero Boetti, Jannis Kounellis, Mario Merz…), sans négliger le contexte français

(Bertrand Lavier, Djamel Tatah, Gérard Garouste, etc.) », explique un responsable du musée stéphanois. De la même manière, la Collection Pinault présente régulièrement quelques artistes de la scène française – notamment Bertrand Lavier, Dominique Gonzalez-Foerster, Pierre Huyghe, Philippe Parreno, Martial Raysse… – sans toutefois s’abstenir de consacrer des expositions personnelles à des artistes étrangers comme Damien Hirst, Marlène Dumas, Albert Oehlen, Rudolf Stingel ou actuellement Julie Mehretu (au Palazzo Grassi jusqu’au 6 janvier 2025). Le collectionneur et mécène Laurent Dumas adopte quant à lui une position plus militante. Le Fonds de dotation Emerige, qu’il a créé, encourage les jeunes artistes de la scène française via la bourse Emerige Révélations. Et cet automne, c’est sous le titre « Parade, une scène française » que le Mo.Co de Montpellier expose une sélection d’œuvres d’une quarantaine d’artistes de sa collection, de Jean-Michel Alberola à Rayan Yasmineh en passant par Benoît Maire, Nina Childress, Edgar Sarin, Djamel Tatah, Agnès Thurnauer… Cette défense revendiquée de la scène française est un phénomène récent. Mais elle n’est pas isolée : une initiative comme « La Journée des peintres », orchestrée le 19 septembre par Thomas Lévy-Lasne avec le musée d’Orsay, va aussi dans ce sens, même si elle décline un parti pris plus corporatiste. Quant à un événement majeur comme la Biennale de Lyon, sa 17e édition fait appel cette année à près de 80 artistes issus d’horizons multiples, dont beaucoup résident en France. La difficulté pour ce type d’événement est de s’inscrire dans un contexte international, sans pour autant faire de l’ombre à la scène française.

Le rôle des musées La France, à travers sa politique culturelle, a une longue tradition de soutien aux arts. Très appréciés à l’étranger, des musées comme le Centre Pompidou et le Musée d’Art Moderne de Paris sont censés refléter la scène française dans ses dimensions historiques et contemporaines. Or “Le reproche le plus souvent adressé aux responsables de musées comme le Centre Pompidou est que la programmation laisse trop peu de place aux artistes en milieu de carrière sur la scène française. note la galeriste Nathalie Obadia (Paris, Bruxelles), qui enseigne à Sciences Po (2). Selon son analyse, la programmation des institutions est de plus en plus dépendante des enjeux économiques (sous l’effet conjugué de la baisse des subventions et de l’augmentation du coût des expositions), ce qui pousse les musées à faire des choix moins risqués. . Sans compter que la concurrence est rude. L’ambitieuse exposition consacrée par le Centre Pompidou à David Hockney (2017) a attiré 620 000 visiteurs. Un record relatif par rapport aux 1,25 million d’entrées enregistrées par la Fondation Louis Vuitton pour la Collection Morozov en 2021. Dans la région, les Fonds Régionaux d’Art Contemporain jouent un rôle important de soutien à la scène française grâce à leurs achats : « Durant la décennie 2010-2020, pour un petit noyau de galeries (Air de Paris, Art : Concept, agence gb – fermée début 2024 –, Jocelyn Wolff, Laurent Godin, Marcelle Alix, Michel Rein),le nombre d’œuvres acquises a dépassé la vingtaine, voire la trentaine »

note Nathalie Moureau. Quant au Centre national des arts plastiques, opérateur du ministère de la Culture, son éventail d’actions, entre acquisitions, commandes et soutiens de projets, constitue un soutien appréciable aux galeries et artistes français : en 2018, son budget qui était d’environ 10 millions d’euros porté à près de 15 millions d’euros en 2019, puis à 19 millions d’euros en 2021. Parmi les nombreuses mesures d’aide, on peut également citer le travail de fond mené depuis vingt-cinq ans par la Fondation Pernod Ricard, à travers son prix , qui récompense les artistes de la scène française. Ou encore celui de l’Association pour la diffusion internationale de l’art français (Adiaf), avec le prix Marcel-Duchamp, doté de 90 000 euros, dont un chèque de 35 000 euros pour le lauréat. Ou, plus discrètement, le dispositif d’aide aux projets mis en place en 2011 par la Fondation des Artistes, à laquelle elle consacre près de 500 000 euros chaque année.

Changement de paradigme Si le rayonnement de la scène française est une équation complexe, il faut l’envisager dans un environnement qui l’est aussi de plus en plus.« Il y a quelques années, le monde de l’art avait pour principaux centres New York et quelques capitales européennes. Les trois rencontres internationales étaient Bâle, Venise et Kassel, et tout s’y décidait.»

observe Mathieu Mercier, lauréat 2003 du prix Marcel-Duchamp. Mais cette domination occidentale a cédé la place à un paysage beaucoup plus mondialisé et diversifié. Les scènes artistiques de régions autrefois périphériques, comme l’Asie, l’Afrique, l’Amérique latine et le Moyen-Orient, ont gagné en visibilité et en influence. Des villes comme Pékin, Shanghai, Lagos, São Paulo et Dubaï sont devenues des centres dynamiques de l’art contemporain. Des foires d’art internationales – comme Art Basel Hong Kong – ou des biennales comme celle de Sharjah ou de Dakar ont également contribué à mettre en valeur ces nouvelles scènes.

Cette mondialisation du marché s’est accompagnée d’une relecture de l’histoire de l’art, afin d’y inclure des perspectives jusqu’alors négligées. Les artistes non occidentaux, ainsi que les mouvements artistiques des pays autrefois périphériques, sont de plus en plus intégrés aux collections des musées et aux récits développés par les biennales. C’est le cas de la dernière Biennale de Venise « Les étrangers partout », qui met en avant les œuvres d’artistes indigènes, au risque d’un nivellement déroutant. Alors que les institutions cherchent à combler leurs lacunes en réévaluant le travail d’artistes femmes, ou issues de minorités, ou d’anciennes colonies, ce processus produit de nouvelles amnésies. L’art conceptuel français des années 2000 est ainsi quasiment tombé aux oubliettes. Boris Achour, lauréat 2002 du prix Fondation Pernod Ricard, Saâdane Afif, lauréate 2009 du prix Marcel-Duchamp, le binôme Christophe Berdaguer et Marie Péjus, Stéphane Calais, Delphine Coindet, François Curlet, Philippe Decrauzat, finaliste en 2022 du prix Marcel-Duchamp, Jean-Pascal Flavien, Vincent Lamouroux, lauréat 2006 du prix Fondation Pernod Ricard, Yann Sérandour ne figurent quasiment jamais à l’affiche des expositions françaises (qui explorent des thèmes comme le post-colonialisme, l’identité, le genre) et certaines non n’ont plus de galeries en France. Conservateurs, responsables d’institutions et mécènes sont en effet plus attentifs aux questions de diversité et d’origine socioculturelle des artistes qu’ils récompensent, à l’instar du prix Reiffers Art Initiatives. Cette évolution vers une scène plus inclusive et diversifiée a permis de redécouvrir et de promouvoir d’autres artistes français, tout en produisant de nouvelles modes, en écho à un marché plus mondialisé.

ERRATUM – Mardi 15 octobre 2024 Contrairement à ce qui a été publié dans

L’Eyen°779, la décision de la RMN-GP, de ne pas renouveler la Fiac au profit de l’organisateur d’Art Basel, a été prise le 26 janvier 2022 et non en 2021.
France

 
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