Déjà 25 ans depuis l’an 2000. Devoir nous ramène en décembre dans un quart de siècle ponctué d’événements marquants et de nouvelles tendances, qui façonnent encore aujourd’hui notre société. Dans cet article : le téléphone portable, qui est venu changer la façon dont nous interagissons les uns avec les autres.
La scène se déroule ainsi : une douzaine de préadolescents passent une soirée pyjama dans le sous-sol d’un bungalow. Nous sommes en l’an 2000. Tout le monde se rassemble autour d’un seul téléviseur – écran cathodique s’il vous plaît – pour regarder un film et vivre une expérience commune. Nous avançons maintenant de 25 ans. Les préadolescents se réunissent encore, mais au lieu de regarder la télévision, ils regardent les écrans de leurs téléphones portables et réagissent aux vidéos qu’ils s’envoient sur TikTok. Chacun de son côté.
Cette scène n’a rien de farfelu : c’est le type de situation observée par les spécialistes de l’enfance. Et nous pouvons penser à une multitude de problèmes liés à l’utilisation d’un téléphone. Avec plusieurs avantages également.
Une chose est sûre : notre modèle d’interaction a changé, affirme Audrey-Ann Deneault, professeure au Département de psychologie de l’Université de Montréal.
Au début des années 2000, un adolescent pouvait facilement passer des heures au téléphone à parler à un ami, se souvient-elle. Vingt-cinq ans plus tard, un adolescent peut passer autant de temps à regarder l’écran d’un téléphone portable qu’à regarder des images de personnes qui présentent une version parfaite d’eux-mêmes. « Cela finit par avoir une influence sur l’estime de soi des jeunes. »
Mmoi Deneault est un spécialiste de la technoférence, idée selon laquelle « le téléphone cellulaire devient une barrière dans plusieurs des interactions que nous avons au quotidien ». On pense par exemple à quelqu’un qui interrompt une conversation pendant le dîner lorsqu’une notification apparaît. « Cela peut vraiment perturber les relations et aussi signaler à la personne qui est « victime » de cette interruption que c’est peut-être moins important que ce qui se passe au téléphone. »
L’utilisation du téléphone portable est préoccupante : « Si l’on pense aux relations parents-enfants, on sait que près d’une minute sur trois pendant laquelle le parent est avec l’enfant est sur son téléphone portable », dit-elle. Bref, « les relations parents-enfants deviennent de moins bonne qualité ». Et contrairement à d’autres distractions, comme la télévision, « le téléphone nous suit partout ».
Un tour d’horizon de la littérature scientifique n’est pas rassurant. Des méta-analyses montrent que l’augmentation du temps passé devant un écran chez les enfants est associée à davantage de problèmes de comportement, de déficit d’attention, d’hyperactivité, de dépression et d’anxiété. L’augmentation du temps passé devant un écran chez les jeunes est également associée à un déclin des compétences en communication. On estime également que 75 % des enfants de moins de 2 ans passent trop de temps devant un écran.
« Même sur le plan physique, il y a aussi un plus grand risque de blessures chez les jeunes lorsque leurs parents sont absorbés par leur téléphone », car ils sont distraits et surveillent moins leurs enfants, qui ont souvent le don de se mettre en danger.
Pourquoi nous l’aimons
« Nous avons un attachement à cet objet car il fait partie de notre quotidien. Nous créons un attachement avec les objets techniques à partir du moment où ils s’inscrivent dans une grande partie de nos tâches habituelles dans nos routines», explique Camille Alloing, professeure au Département de communication sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal. . Aujourd’hui, le téléphone sert à se réveiller, à planifier ses journées, à se connecter à Internet, à communiquer, à consulter l’heure, souligne l’expert.
“Il y a eu un tournant en termes d’ergonomie qui a été l’arrivée de l’iPhone”, dit-il. Parallèlement, on a vu évoluer « l’ingénierie » du téléphone lui-même vers 2008-2009, qui permettait alors de faire bien plus que téléphoner, mais aussi d’accéder à Internet et d’utiliser une interface tactile, le tout à des coûts relativement abordables.
Ce n’est pas seulement sa simplicité qui a encouragé son adoption, selon l’expert en communication. Les téléphones portables permettent également une « individualisation de l’accès à l’information », c’est-à-dire que celui-ci a été organisé selon les préférences de l’utilisateur. Résultat : « le soi-disant téléphone intelligent offre en permanence un moyen d’éviter l’ennui ». Quand nous avions les journaux et les magazines, nous avions la possibilité de nous en sortir, mais plus maintenant ; le flux d’informations est perpétuel.
C’est sans compter que nous aimons un peu le téléphone portable malgré nous. « Ce sont des dispositifs qui sont faits pour devenir obsessionnels », pour capter notre attention, mais sans nécessairement avoir de visées relationnelles, estime Audrey-Ann Deneault.
“Une question de dosage”
On diabolise souvent le téléphone portable, mais il nous permet aussi de voir des gens qu’on n’aurait pas vus autrement. Communiquer avec les grands-parents par appel vidéo peut aider à briser la solitude, « et c’est quelque chose qui peut être très positif », selon M.moi Denéault.
Alors, bon ou mauvais, le téléphone portable ? «C’est un jugement de valeur», argumente Camille Alloing. Il précise que les critiques qui peuvent être faites sont souvent subjectives, et donne un exemple : certains jugeront les parents qui donnent un téléphone à leur enfant qui pleure dans un restaurant, mais on ne connaît pas toute l’histoire : Est-ce la seule fois de l’année où ils font ça ?
Evidemment, laisser son enfant scotché à l’écran d’un téléphone “n’est pas la meilleure idée au monde pour son développement”, mais cela ne veut pas dire que toute utilisation est problématique, explique M. Alloing. « C’est une question de mixité des pratiques. »
Le rapport aux écrans peut bien sûr être problématique, par exemple si quelqu’un utilise son téléphone pour se rendre sur des sites de paris en ligne et se retrouve ruiné, explique-t-il. Mais les usages dits « problématiques » se définissent aussi par rapport à certaines normes partagées ou non par des groupes sociaux, précise M. Alloing.
Ce que l’avenir nous réserve
À quoi s’attendre pour les 25 prochaines années ? Si avant, on parlait « avec » notre téléphone, « de plus en plus, on parlera « à » notre téléphone », un phénomène qui devrait s’accentuer avec la montée en puissance de l’intelligence artificielle, affirme Camille Alloing. Les téléphones portables seront chargés d’organiser notre vie quotidienne, selon lui.
“Nous allons avoir de plus en plus de liens sociaux qui vont se construire avec ces intelligences artificielles qui seront dans nos téléphones”, puisqu’elles pourront par exemple répondre à notre place et avec notre voix. Cette personnalisation sera « poussée à l’extrême », dit-il. «Je pense que nous allons arriver à des moments où ce seront nos téléphones qui se parleront à notre place. »
L’intelligence artificielle pourrait cependant contribuer à briser l’isolement de certaines personnes, car « c’est formidable d’avoir un téléphone qui peut se connecter à beaucoup de personnes. Mais si nous n’avons personne avec qui communiquer, [l’appareil deviendra] c’est aussi quelque chose qui va briser notre isolement », estime M. Alloing.
Le développement rapide de l’intelligence artificielle inquiète Audrey-Ann Deneault. Pour l’instant, on voit encore de vraies personnes sur les réseaux sociaux, même si l’image qu’on nous présente peut être altérée. À terme, nous pourrions avoir « un partenaire social » dans notre poche avec qui nous pourrions parler plus souvent que de vrais humains, selon elle.
“Nous devrions au moins prendre conscience de la mesure dans laquelle notre téléphone est devenu partie intégrante de nos vies et de nos interactions”, estime l’expert. En être conscient vous permettrait de fixer des limites. Parce que nous n’arrêterons pas de l’utiliser, mais nous pouvons toujours contrôler où et quand nous le faisons.