C’est un ballet de glace spectaculaire que le doctorant en océanographie Jérôme Lemelin a réussi à capturer, dans une image qui résume bien l’essence dynamique du fjord du Saguenay.
Pour cette image, l’étudiant de l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) a remporté le prix du jury du concours La preuve par l’image, parrainé par le Conseil de recherches en sciences naturelles et en génie du Canada. Il a également remporté le prix du public Découverte lors du même concours.
Grâce à un assemblage minutieux réalisé à l’aide de plus de 250 photos prises par drone, M. Lemelin a révélé comment les morceaux de glace – les floes – tourbillonnent en deux grands cercles tournant dans des directions opposées. Ce travail n’est pas seulement artistique : il est aussi fondamentalement scientifique.
Son objectif est de comprendre précisément les courants de surface. Les informations qu’il collecte avec son drone permettent de calculer la taille et la vitesse du tourbillon.
Jérôme Lemelin utilise son drone lors de ses sorties sur le terrain.
Photo : Elie Dumas-Lefebvre
En prenant des vidéos, d’image en image, sachant combien de secondes il y a entre chaque image, on sait que les morceaux de glace auront bougé d’un mètre d’une photo à l’autre. Nous sommes capables de mesurer la vitesse des courants de surface grâce à cela
explique Jérôme Lemelin, doctorant en océanographie physique.
En mars 2024, la Garde côtière a détruit les glaces du Saguenay pour faciliter la navigation. L’équipe scientifique en a alors profité. Nous avons émis l’hypothèse que les floes, ces morceaux de glace, suivraient parfaitement les courants à la surface de l’eau.
raconte M. Lemelin. Ce qui s’est avéré exact.
La preuve est parfaitement révélée grâce à l’image.
On ne se pose pas de questions, on voit que ça marche avec l’image.
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Jérôme Lemelin est doctorant en océanographie physique à l’Université du Québec à Rimouski.
Photo : Elie Dumas-Lefebvre
Ça brasse au fond du Saguenay
Les courants de surface révèlent en partie ce qui se passe plus bas, dans les profondeurs.
Le fjord du Saguenay s’avère être un important territoire d’étude à portée de main. C’est un peu comme un laboratoire naturel.
souligne M. Lemelin.
Le fjord compte trois montagnes sous-marines, dont une s’élève à plus de 20 mètres sous la surface, au large de Tadoussac. Ces montagnes ainsi que les marées à l’intérieur du fleuve offrent des conditions idéales pour la création de tourbillons et de vagues sous-marines.
Lorsque vous passez ces montagnes, l’eau à la surface entre en collision avec des masses d’eau dense et salée en profondeur.
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Plusieurs montagnes sous-marines bordent les fonds marins du fjord du Saguenay.
Photo: Daniel Bourgault, ISMER
De nombreuses vagues sous-marines y sont générées
» conseille le chercheur en océanographie physique à l’Institut des sciences de la mer (ISMER) de l’UQAR, Cédric Chavanne. Il est également codirecteur du doctorat de Jérôme Lemelin.
Par la suite, ces vagues devront interagir avec les tourbillons proches de la surface de l’eau, qui sont créés par le changement de direction des courants lorsque la marée monte, et qui mélangent les eaux de surface, comme un mixeur de cuisine
specifies Mr. Chavanne.
Les turbulences générées par les tourbillons et les vagues sous-marines obligent les masses d’eau à se déplacer, à se frotter les unes contre les autres. Une partie de la colonne d’eau devient ainsi bien mélangée.
C’est une opportunité vraiment sympa d’observer ces deux choses en même - et de voir comment elles interagissent.
Comment le fjord du Saguenay bénéficie-t-il du mélange des eaux ?
Les vagues et les tourbillons sous-marins sont des phénomènes importants à comprendre puisqu’ils jouent un rôle crucial dans le mélange des propriétés de deux masses d’eau distinctes, l’eau douce du Saguenay et celle du fleuve Saint-Laurent, qui est, quant à elle, salée.
La rivière Saguenay et le fleuve Saint-Laurent échangent régulièrement de l’eau à chaque cycle de marée, bien que le mélange ne se produise pas aussi souvent.
À 250 mètres de profondeur, les eaux salées très denses du Saint-Laurent bordent le bassin interne de la rivière Saguenay. Si aucune vague ou tourbillon sous-marin n’apparaissait dans le fjord, ces eaux ne se renouvelleraient qu’une fois par an, lors des plus grandes marées, indiquent les chercheurs.
Actuellement, ils sont renouvelés plusieurs fois par an, note M. Chavanne, évitant ainsi que l’oxygène soit entièrement consommé par la vie sous-marine.
Au contraire, au fond du chenal Laurentien, près de la tête du chenal, on rencontre des niveaux d’oxygène très faibles. Ces conditions ne se retrouvent pas dans le fjord du Saguenay en raison du fort mélange qui s’y produit.
Le chenal Laurentien est une vallée sous-marine de près de 450 mètres de profondeur depuis le détroit de Cabot (à l’entrée du golfe) jusqu’à l’estuaire et d’environ 300 mètres de profondeur jusqu’aux Escoumins. A la hauteur de Tadoussac, la vallée atteint un haut-fond, d’une profondeur d’une vingtaine de mètres. C’est ce qu’on appelle la tête du canal Laurentien.
Source : Groupe de recherche et d’éducation sur les mammifères marins
Le mélange des masses d’eau fait que l’eau se transforme alors de manière irréversible. Un peu comme mettre du lait dans le café
illustrates Jérôme Lemelin.
Ce processus modifie les propriétés physiques des masses d’eau, c’est-à-dire la température, la salinité ou la densité. Mais nous ne comprenons pas encore exactement comment
ajoute-t-il.
Quelle est la responsabilité des vagues sous-marines et des tourbillons dans les eaux mélangées ? Les tourbillons se produisent-ils uniquement dans la couche d’eau superficielle ? Lorsqu’une vague sous-marine traverse un tourbillon, est-elle amplifiée ou réduite ? Le tourbillon sera-t-il alors perturbé ? Ce type de questions hante toujours les chercheurs qui étudient le fjord.
L’écosystème dans lequel se produit ce mélange n’est pas anodin : c’est un lieu de prédilection pour les mammifères marins en quête de nourriture. Le mélange des deux masses d’eau est donc indispensable pour les différentes espèces qui y vivent.
Mieux comprendre ces tourbillons nous permettra d’approfondir nos connaissances sur les processus de renouvellement des eaux du fjord.
précise le jeune chercheur.
Et comme le phénomène n’est pas propre au Saguenay, il aidera les chercheurs à mieux comprendre ce qui se passe à plus grande échelle, comme dans l’océan.
Le défi du siècle, le changement climatique
En raison du changement climatique et de la fonte des glaciers, les océanologues ont observé ces dernières années un ralentissement des courants océaniques. Ce ralentissement pourrait emprisonner davantage de chaleur vers le sud, ce qui aurait un effet important sur la température, les niveaux d’eau ou les tempêtes tropicales.
En fin de compte, ces changements, selon les scientifiques, pourraient modifier la manière dont les océans recyclent l’oxygène et les nutriments, et avoir un impact sur la vie marine.
L’année 2024 a enregistré la plus faible couverture de glace jamais observée sur le fleuve Saint-Laurent. Seulement six km3 de glace recouvraient le fleuve et le golfe en raison, entre autres, des températures de l’air chaudes observées pendant les mois d’hiver ainsi que des températures plus élevées dans les eaux profondes.
Pourtant, la glace est essentielle dans cet écosystème fragile. Il forme la couche intermédiaire froide de l’estuaire et y reste tout l’été. Cette eau froide pénètre dans le fjord du Saguenay pour se mélanger aux eaux de surface. C’est elle qui détermine la circulation des masses d’eau au Saguenay, explique le doctorant en océanographie physique Jérôme Lemelin. S’il n’y a plus de glace, cette couche d’eau n’existe plus, cela modifie de nombreux paramètres comme l’apport d’oxygène dans le fjord.
dit-il.
Dans ce contexte, il semble important de comprendre la dynamique du fjord où des perturbations importantes pourraient avoir lieu. A l’échelle d’un fjord, cela n’avait jamais été observé auparavant
dit M. Lemelin.
Et comprendre l’interaction permet d’appréhender le phénomène à plus grande échelle
» commente pour sa part le chercheur Cédric Chavanne, qui rappelle que les océans sont de grands réservoirs de chaleur.
Sans océans, l’augmentation des températures atmosphériques serait plus importante. Les océans absorbent l’excès de chaleur et le séquestrent dans leurs profondeurs.
L’étude du Saguenay améliore notre compréhension de ce qui se passe dans l’océan.
Pour élaborer des prévisions climatiques à l’échelle planétaire, les scientifiques utilisent des modèles dont certains paramètres doivent être déterminés. Ici, vous pouvez imaginer un logiciel complexe qui représente les principales interactions physiques entre l’atmosphère, l’océan, la glace et la surface de la Terre.
Ces interactions sont modélisées par des équations mathématiques basées sur les lois physiques de la mécanique des fluides.
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Cédric Chavanne, oceanographer at ISMER-UQAR (Archive photo)
Photo : -
Cependant, l’interaction entre les vagues sous-marines et les tourbillons océaniques complique les modèles climatiques. Selon M. Chavanne, les lois de paramétrage, utilisées pour inclure les vagues sous-marines dans un modèle, devraient être plus compliquées qu’elles ne le sont actuellement.
Pour prédire le changement climatique, nous devons comprendre l’océan, et pour cela, nous avons besoin de modèles plus fiables, capables de prédire comment la circulation océanique évoluera à l’avenir avec le réchauffement climatique.
concludes Cédric Chavanne.
Une étude qui transforme un simple ballet de glace en une symphonie de connaissances océanographiques.