L’Anthropocène divise la communauté scientifique

L’Anthropocène divise la communauté scientifique
L’Anthropocène divise la communauté scientifique

Le terme est partout : de l’École de l’Anthropocène de Lyon, à un atlas IGN dédié.1 et même jusqu’à deux revues scientifiques2 dédié, tout le monde – y compris les scientifiques – utilise la notion d’Anthropocène. Cette nouvelle époque géologique se caractérise par une empreinte significative et globale de l’humanité sur la planète. Mais le terme n’est pas officiellement reconnu. En mars 2024, la Commission internationale de stratigraphie – l’organisation chargée de définir l’échelle des temps géologiques – a rejeté l’ajout officiel d’une nouvelle époque géologique.3. Nous sommes donc officiellement toujours à l’époque de l’Holocène, et ce depuis 11 700 ans. Cette décision n’a pas clos le débat au sein de la communauté scientifique.

#1 L’ANTHROPOCÈNE EXISTE.

Vrai : Une partie de la communauté scientifique reconnaît son existence.

Erle Ellis. L’Anthropocène, tel que défini dans les dictionnaires, existe et est largement utilisé en science pour définir une époque où les humains transforment la planète. Cependant, il n’existe pas d’époque officielle dans l’échelle des temps géologiques.

Michel Magny. Une grande partie de la communauté scientifique internationale se reconnaît dans ce terme. Lorsqu’il a été proposé pour la première fois, au sein de notre équipe qui travaille sur la reconstruction des environnements passés en relation avec les sociétés, nous avons eu l’impression que tous nos travaux intégraient cette notion d’Anthropocène ! On voit l’impact majeur de l’humanité sur les écosystèmes dès les premières sociétés agricoles. De nombreux géologues reconnaissent également l’existence de l’Anthropocène.

Sans contester le fait que des changements climatiques rapides et à grande échelle aient pu se produire dans le passé, l’Anthropocène marque un changement soudain du régime climatique. Alors que pendant un million d’années, les oscillations climatiques étaient principalement provoquées par des facteurs orbitaux de la Terre, c’est désormais le rythme des émissions humaines de gaz à effet de serre qui provoque un réchauffement climatique d’une ampleur similaire.

Faux : Le Comité international de stratigraphie a rejeté l’adoption de l’Anthropocène comme époque géologique.

Jan Piotrowski. Il n’y a aucune justification pour mettre fin à l’Holocène [N.D.LR. : l’époque géologique actuelle offi­cielle]. La fin de la dernière période glaciaire – coïncidant à peu près avec le début de l’Holocène – a été marquée par des changements environnementaux bien plus importants que ceux qui auraient marqué le début de l’Anthropocène. Par exemple, la température a augmenté de 1°C par décennie au Pays de Galles il y a 15 000 ans ; Il y a 11 700 ans, au Groenland, un réchauffement de 7°C s’est produit en seulement 50 ans ; et il y a 14 000 ans, l’élévation du niveau de la mer documentée à la Barbade était de 40 mm/an. Le rythme de ces changements est plus important que celui que notre planète a connu depuis 1950.

Incertain : D’autres alternatives permettent de caractériser l’empreinte de l’humanité sur la planète.

JP. La seule alternative valable à l’Anthropocène est de le qualifier non pas d’époque mais d’événement. Les événements sont des éléments bien établis dans la stratigraphie : on retrouve par exemple la Grande Oxydation il y a 2,4 milliards d’années, ou encore l’explosion biologique ordovicienne il y a 500 millions d’années. Un événement peut tout à fait être diachronique, comme l’est l’Anthropocène. [N.D.L.R. : Le groupe de tra­vail Anthro­pocène indique avoir con­sid­éré en détail cette pos­si­bil­ité, et con­clut qu’elle est incom­pat­i­ble avec les don­nées strati­graphiques4.]

#2 : IL EST POSSIBLE DE DÉFINIR PRÉCISEMENT L’ANTHROPOCÈNE.

Vrai : les scientifiques ont défini un marqueur du début de l’Anthropocène.

MM. Un groupe de travail dédié à l’Anthropocène a été créé en 2009 à la demande de l’Union internationale des sciences géologiques. En 2019, ce groupe a proposé de conserver le terme Anthropocène. En 2023, il a même posé un clou en or [N.D.L.R : un repère qui per­met de définir la lim­ite entre deux étages géologiques] dans les sédiments de Crawford Lake, Canada. On observe en effet – et sur l’ensemble du globe – une augmentation rapide des concentrations de deux isotopes du plutonium, qui correspondent aux premiers essais nucléaires terrestres. Le début de l’Anthropocène serait ainsi défini en 1952. Outre le marqueur nucléaire, de nombreux autres indicateurs enregistrent à cette époque un changement brutal : la teneur en gaz à effet de serre augmente, la biodiversité diminue, la pollution s’accumule, les déchets produits par l’humanité (comme le plastique) s’accumulent. .

Certains ont pu critiquer le choix du lac Crawford pour définir le clou d’or marquant le début de l’Anthropocène, notamment en raison de son manque d’accessibilité. Mais que dire du site officiellement sélectionné pour le clou d’or du début de l’Holocène ? Il s’agit d’une étude de la calotte glaciaire du Groenland, à terme menacée de disparition à cause du réchauffement climatique en cours…

Faux : Il n’est pas possible de définir rigoureusement le début de l’Anthropocène.

JP. Il existe des traces géologiques de la présence humaine, bien avant le début proposé de l’Anthropocène (début de l’agriculture, peuplement des Amériques, révolution industrielle, etc.). Parmi les arguments contre la reconnaissance de l’Anthropocène comme époque géologique, plusieurs concernent le début de l’Anthropocène. Elle ne peut être définie de manière rigoureuse car elle a commencé à des époques différentes et à des endroits différents sur Terre. De plus, la date proposée (1952) n’a aucun sens puisque l’impact de l’humanité sur Terre est bien plus ancien. La Seconde Guerre mondiale serait-elle pré-Anthropocène ?! Enfin, le clou d’or proposé – Crawford Lake – ne répond pas aux normes de l’échelle des temps géologiques : il est difficile d’accès et géologiquement instable.

EE. Il est potentiellement possible de définir avec précision une date et un marqueur de l’Anthropocène, mais cela n’a aucune utilité scientifique évidente – surtout s’il est récent. Il existe de meilleures façons de comprendre l’Anthropocène comme un processus et un événement continu, plutôt que comme un changement global brutal survenu en 1952.

Incertain : Des positions contradictoires demeurent, elles ne sont pas toujours fondées sur des preuves scientifiques.

MM. La décision de la Commission internationale de stratigraphie de refuser la reconnaissance de l’Anthropocène peut paraître surprenante : en effet en 2023, le groupe de travail dédié recommandait l’adoption de l’Anthropocène et proposait un clou d’or.

Mais je comprends la réticence des géologues. Tout d’abord, il faut rappeler que l’époque Anthropocène a été proposée en 2000 par Paul Josef Crutzen. Ce chimiste qui travaille sur l’ozone stratosphérique est reconnu par la communauté scientifique internationale, il a reçu le prix Nobel de chimie. Mais il n’est pas géologue… Lorsqu’un chimiste propose de revisiter l’échelle des temps géologiques, cela peut être Source de difficultés. Enfin, les échelles de temps géologiques sont très longues, souvent des millions d’années. Le changement d’échelle est ici radical, avec un Anthropocène qui débuterait en 1952, soit il y a seulement 72 ans !

#3 : NOUS POUVONS TOUJOURS CONTINUER À PARLER DE L’ANTHROPOCÈNE.

Vrai : Le terme rassemble de nombreux scientifiques.

MM. La communauté scientifique internationale s’est emparée de ce terme dès qu’il a été proposé. Il existe des revues dédiées, et des revues scientifiques majeures comme Nature et L’Holocène ont consacré des numéros spéciaux à l’Anthropocène. Ce terme fédère les scientifiques des sciences naturelles et humaines, c’est un étendard auprès des autorités qui nous gouvernent et nous continuerons à l’utiliser. Pour moi, le refus d’une reconnaissance officielle envoie un signal négatif aux scientifiques, mais surtout aux dirigeants politiques et économiques et à l’opinion publique. Je crains que cela ne serve d’alibi à l’inaction face au changement climatique. Il s’agit d’une véritable Source de confusion que l’on peut déplorer.

EE. Je pense que les scientifiques continueront à discuter de la signification de « l’ère humaine » en utilisant le terme Anthropocène, et probablement d’autres. Les sociétés humaines ne constituent pas le premier ni le seul changement global sur la planète provoqué par des organismes, mais c’est le plus récent et il diffère des précédents à bien des égards. Il n’est pas nécessaire de définir officiellement l’époque de l’Anthropocène pour que la discussion se poursuive.

Incertain : Le débat fait partie de la méthode scientifique, et cette décision n’est pas irrévocable.

MM. Malgré la décision de la Commission internationale de stratigraphie, le débat continue. En tant que scientifiques, nous sommes habitués à voir les récits et les interprétations évoluer à mesure que les données progressent, et je crois qu’à mesure que la crise écologique s’aggrave, la rupture marquée par l’Anthropocène deviendra de plus en plus évidente. .

JP. Il n’y a rien de mal à utiliser l’Anthropocène comme terme scientifique, mais il faut plutôt parler d’un événement que d’une époque. Si l’Anthropocène a commencé il y a seulement 70 ans, alors son impact futur repose sur des prédictions et non sur des données géologiques disponibles. Sa reconnaissance devrait donc être notée par les générations futures de géologues.

Anaïs Marechal
 
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