Les femmes ne doivent pas boucher les trous dans l’armée suisse

Il faut plus de monde dans les rangs, mais pourquoi exactement ?Image : clé de voûte / Watson

Humeur

Le ministre souhaite que les femmes participent à une journée d’information obligatoire afin de « stimuler les vocations ». Ma lettre ouverte à Viola Amherd sur cette idée que certains défenseurs (de l’armée, pas des droits des femmes) considèrent comme « égalitaire », alors qu’il y a tant d’autres questions plus urgentes.

Margaux HabertSuis-moi

Mme Amherd,

L’annonce de votre départ, ce mercredi 15 janvier, a en partie éclipsé les propositions faites lors de cette même conférence de presse. Mais permettez-moi de revenir sur un point, cette idée d’obliger les femmes à assister à une journée d’information militaire. Pour « stimuler les vocations ». Parce que, et vous le dites vous-même, pour garantir les ressources de l’armée et de la protection civile, il faut davantage de personnel. Et tenter donc d’accéder aux femmes, « qui ne connaissent pas les possibilités offertes » et qui, « mieux informées, pourraient décider si elles veulent ou non faire leur service ».

Tout d’abord, permettez-moi de souligner que de très nombreuses femmes (peut-être pas toutes, allez, soyons honnêtes) savent très bien de quoi il s’agit. Nous avons chacun un frère, un cousin, un oncle, un père, des amis, des collègues, bref des hommes autour de nous pour nous raconter leur expérience. Nous avons accès à Internet, à la télévision, à la radio, à la presse et à une littérature (plus ou moins) neutre sur le sujet. Il n’est pas nécessaire d’implanter des officiers largement engagés dans votre cause pour faire de la propagande. Si vous souhaitez vous informer sur le sujet, les ressources ne manquent pas. D’ailleurs, ceux qui servent dans l’armée ont forcément réussi à se renseigner sur le sujet sans votre « aide ». S’il vous plaît, ne nous prenez pas pour des imbéciles.

Suze et jeux de cartes

Laissez-moi ici partager quelques anecdotes que des hommes de mon entourage m’ont racontées. Prenons Gianni. Il travaille dans une petite équipe, au sein d’une petite entreprise, dans laquelle la moindre absence se ressent au niveau de la charge de travail de ses collègues. Gianni doit faire ses cours de répétition. Sur le groupe WhatsApp qu’il partage avec ses collègues, il envoie des photos de lui, ivre à 11 heures, jouant aux cartes en buvant du Suze.

Gianni

“Il faut faire exploser des grenades, c’est trop drôle !”

Super, bravo Gianni. Et merci Mme Amherd. Nous sommes ravis de savoir à quel point l’armée fait un bon travail. En cas d’attentat, nous croisons tous les doigts pour que Gianni et ses camarades ne soient pas ceux qui devront « protéger le pays » ; sinon, notre espérance de survie ne dépassera pas un quart d’heure.

Il y a aussi Fred. Lui aussi a dû « vider les cartouches » en tirant dans le néant. Et tu sais ce qui s’est passé ? Fred et ses camarades mettent le feu à une forêt. Ils ont ensuite regardé les pompiers éteindre leur merde. « Imaginez, ce sont vos impôts qui payaient les munitions », explique-t-il, amusé. C’est vrai qu’il est particulièrement drôle de brûler une forêt en tirant des cartouches « à neuf francs la balle », précise-t-il, avec la bénédiction de l’armée.

Prenons une autre histoire que Paul m’a racontée. Un de ses camarades s’est tout simplement tiré une balle dans le pied. Littéralement! Parce que l’armée, c’est mettre des armes meurtrières dans les bras de gamins qui, pour beaucoup d’entre eux (pas tous, encore une fois, soyons justes), n’ont pas vraiment envie d’être là. Ils ont leurs propres projets. Études, voyages… Ils ont 18 ou 20 ans et on prend plusieurs mois de leur vie, une éternité à ces âges-là, pour « servir ». Certains préfèrent le service civil plutôt que de se déguiser comme Rambo et de partager des dortoirs avec d’autres enfants. Mais comme ils sont trop nombreux à vouloir éviter l’école de recrue pour faire ce service, vous avez serré la vis. Vous voulez que ces jeunes s’engagent dans l’armée, et aujourd’hui, vous voulez convaincre les femmes de s’engager aussi…

Une égalité à deux vitesses

Il y a un argument en particulier qui ressort : l’égalité. C’est vrai, si les hommes sont obligés de sacrifier des mois de leur jeunesse pour « servir le pays », il est normal que les jeunes femmes le soient aussi. Non, bien sûr, vous n’en êtes pas (tout à fait) là. Mais l’idée est posée : dans une autre option, les femmes seraient « contraintes de servir au ravitaillement de l’armée ou de la protection civile », lit-on dans la presse suite à ce point de presse du 15 janvier. Pas complètement dupe, vous l’avez admis : la première option, celui de forcer les femmes à assister à une journée d’information a plus de soutien que celui de les forcer à servir.

Parlons effectivement d’égalité. Depuis le 1er janvier 2024, les femmes prennent leur retraite à 65 ans, comme ces messieurs. Oui, là encore, c’est plus égalitaire, certes. D’un autre côté, l’égalité salariale n’est toujours pas réalisée dans notre société. Les femmes reçoivent, selon les chiffres de la Confédération, en moyenne 18% de moins que les hommes. Pourtant, le principe d’égalité est inscrit dans la Constitution depuis 1981, soit il y a plus de 40 ans. Et ce n’est pas le cas.

Dans le même temps, ce sont encore le plus souvent les femmes qui baissent leurs tarifs, quand elles n’arrêtent pas simplement de travailler, pour s’occuper des enfants des couples qui décident d’en avoir. Le calcul est simple : comme l’homme gagne plus que la femme, il est logique que ce soit le salaire de monsieur qui soit conservé, et celui de dame réduit voire supprimé. Et cela, Madame Ahmerd, entraîne une perte de pension de retraite pour ces femmes. Une retraite qui, rappelons-le, a été portée à 65 ans pour tout le monde, « parce qu’elle est égalitaire », et parce qu’il a fallu trouver un moyen de remplir les caisses de l’AVS. Houblon! Ce sont les femmes qui s’y tiennent.

Oh, et puisque nous parlions d’accouchement, pourquoi ne pas privilégier là aussi un système plus égalitaire ? En s’inspirant du modèle suédois par exemple. Bien plus progressiste que la Suisse conservatrice sur la question, ce pays scandinave donne droit à 480 jours de congé parental payé à la naissance ou à l’adoption d’un enfant. Chaque parent, s’il est deux, a droit à 240 de ces jours. Dans notre pays, les hommes ont, depuis un vote remontant seulement à 2020, le droit à deux semaines de congés payés. Avant ça ? Rien. « L’habitude dictait » que ces messieurs pouvaient prendre un ou deux jours. Quant à un décès… Bien sûr, le modèle suédois a un coût. Les munitions tiraient également dans le vide.

Pourquoi faire ?

Revenons à notre sujet. On veut remplir les rangs d’une armée qui tiendrait à peine un mois en cas d’attaque, voire moins, s’il faut compter sur Gianni et compagnie. Pour faire quoi exactement, durer un mois et demi ? Deux mois ? Quel est le véritable objectif de la démarche ? Disposer d’une haie d’honneur militaire professionnelle pour accueillir les chefs d’État, comme Emmanuel Macron en novembre 2023 ? Car pour rappel, contrairement aux armées étrangères, la Suisse ne dispose pas de formation honorifique permanente ; comme le souligne la RTS, il a fallu former pour l’occasion une centaine de militaires.

Ou encore, pouvoir escorter des avions détournés en dehors des heures de bureau ? La RTS le rappelle également : en février 2014, un avion avait été détourné par un copilote érythréen à Genève et avait dû être escorté par des avions militaires italiens et français, car nos forces aériennes n’étaient pas encore opérationnelles à cette époque.

Alors, il faut plus de monde dans les rangs, d’accord, mais pourquoi exactement ? Quoi qu’il en soit, pour amener ces dames à cette journée d’information, il faudrait investir 900 millions de francs pour mettre en place des logements et des infrastructures, et encore 900 millions de plus par an. Plus de coûts et plus de contraintes. Parce que notre système n’est pas attractif ; il faut le forcer.

Une réflexion plus globale à avoir ?

Et vous souhaitez « susciter des vocations » ? Ici, c’est peut-être le modèle qu’il convient de revoir. Le tabou ultime ! S’il faut vraiment que tout le monde s’implique, pourquoi ne pas donner la possibilité aux jeunes de choisir s’ils veulent servir dans l’armée, dans un EMS ou dans un projet de développement durable, plutôt que de serrer la vis à la fonction publique en la rendant moins attractive ?

“Et puis quoi d’autre, donner plus d’argent pour l’éducation ?”

Oui, parfaitement. Surtout quand on entend les défenseurs de l’école de recrues utiliser l’argument « l’armée fait de toi un homme ». S’il faut le « forger », c’est parce que des erreurs ont été commises en amont. Ce n’est pas lorsqu’on lui met entre les mains une arme mortelle qu’il a le plus de chances d’être « forgé ».

Par ailleurs, si l’on souhaite entreprendre de grands travaux, il y a d’autres changements profonds à mettre en œuvre dans notre société. C’est comme se secouer pour que ce soit réellement égal. Concrètement ? En veillant par exemple à ce que les femmes ne perdent pas encore 18 % de leur salaire. Et pour que ces messieurs soient également encouragés à se faire dorloter davantage. Et pour qu’ils aient le temps et les moyens de le faire, avec un congé parental égalitaire, pour que ce ne soient pas toujours les femmes qui souffrent côté retraite, après avoir déjà perçu un salaire inférieur tout au long de leur vie.

Bref, avant de vouloir pousser ces dames à aller jouer aux cartes et brûler des munitions et des forêts, non désolé, « servir », il y a d’autres problèmes qui méritent d’être résolus. Car pour introduire cette journée d’information, il faudrait amender la Constitution. Appliquons déjà ce qu’il contient depuis 1981 : à savoir le principe d’égalité.

Au fait, Mme Amherd. Et toi? Lorsque les femmes ont été acceptées dans l’armée en 1986, vous aviez 24 ans. A cette époque, « toutes les femmes entre 18 et 35 ans » pouvaient s’inscrire. Auriez-vous rejoint l’armée si vous aviez été « mieux informé des opportunités disponibles » ?

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source : keystone / gian honorzeller

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