Il fut un temps où Jannik Sinner ne faisait pas l’unanimité en Italie. Une époque révolue, évidemment, à l’aube de son avènement comme numéro un mondial au classement ATP, qui sera officialisé lundi. Si, aujourd’hui, le demi-finaliste de Roland-Garros monopolise la Une des quotidiens transalpins, tant sportifs que généralistes, chose pas vraiment évidente au pays du Calcio, la belle histoire a connu une grosse zone de turbulences. Presque une rupture.
C’était il y a moins d’un an, pas vraiment toute une vie. Et comme rien ne peut disparaître dans le monde moderne, deux clics et tout est retrouvé. Une archive, une trace et voilà que les bisbilles refont surface. Comme cette Une du magazine « SportWeek », qui paraît avec La Gazzetta du Sport tous les week-ends, en septembre 2023 : « Caso Nazionale ». Littéralement « Affaire nationale », avec en arrière-plan un Jannik Sinner dubitatif. La raison du litige ? Un refus. Un « non » à la sélection italienne de Coupe Davis. Et refuse le bleu azzurro en Italie est synonyme de crime de lèse-majesté.
“C’est pourquoi le numéro un de notre tennis a commis une erreur en refusant la sélectionc’est écrit en première page. Les grands champions du passé, de Pietrangeli à Panatta, expliquent pourquoi le maillot “azzurro” ne peut pas refuser.» Boom. Un message clair, une prise de position publique qui s’apparente à une grande réprimande. Quand on feuillette les colonnes du magazine du plus grand quotidien sportif transalpin, les attaques s’accumulent. Une anthologie : «Jannik a-t-il une vague idée du nombre d’enfants, accidentellement italiens, qui le voient comme un modèle ?» ; “Si Jannik demandait pardon, non pas aux Italiens, mais à lui-même, ce serait comme gagner Roland Garros et Wimbledon.» ; “Devenir le héros d’un pays, même si vous ne le ressentez pas viscéralement comme le vôtre, n’est pas seulement une perte de temps, mais cela peut devenir une monnaie qui passe du cœur aux poches.» ; “Si vous n’êtes pas pris par l’amour de la patrie, vous devez au moins être envahi par l’envie de vivre une histoire commune avec vos coéquipiers, avec éventuellement une belle fin.« . Le tout après deux éditoriaux publiés dans le journal la semaine précédente, dont un intitulé : «Le maillot azzurro et la Coupe Davis méritent plus de respect.»
Toute personne refusant la sélection devrait être suspendue
Si le quotidien aux pages roses est si dur, c’est avant tout parce qu’il ne digère pas ce refus, le quatrième de Sinner depuis 2019. »Au fond, c’est une relation compliquée, et son dernier refus lui a valu de très vives critiques de la part de ceux qui ont toujours versé sang et larmes pour la Coupe Davis.», a écrit le Gazette Septembre dernier. Recordman dans ce domaine avec 164 sélections, Nicola Pietrangeli s’est montré encore plus sévère : «Toute personne refusant de venir disputer un autre tournoi devra être suspendue. Si vous n’êtes pas fier de jouer pour votre pays et que vous faites un faux certificat médical, c’est une question de conscience.» Adriano Panatta, habituellement plus mesuré, a emboîté le pas : «Il faut rappeler que Sinner avait également refusé les JO (à Tokyo en 2021, ndlr). Fatigue ? Chaque joueur de tennis est comme une entreprise, la partie sentimentale n’existe quasiment plus.»
En refusant la sélection olympique en 2021, Sinner s’est justifié en invoquant son parcours individuel et la nécessité de se concentrer sur sa carrière après avoir «connu des difficultés lors des derniers tournois« . Le président du comité national olympique italien, Giovanni Malagò, a regretté ce choix et annoncé «ne le partage pas » tellement “ce patriote« . Bref, la relation a toujours été tumultueuse entre l’enfant des Dolomites, né à quelques kilomètres de la frontière autrichienne, dans la station de sports d’hiver de Sesto Pusteria, et sa sélection. Jusqu’à la rentrée 2023 donc, et son ultime absence à Bologne lors de la confrontation contre le Canada.Une erreur de calcul, la sélection reste le meilleur moyen d’écrire l’histoire», a réagi le Corriere della Serale quotidien généraliste le plus lu du pays.
Et le pécheur est devenu pécheur…
“Son refus de participer aux JO a été perçu comme un véritable scandale en Italies’est souvenu Ivan Ljubicic cette semaine. Lorsqu’il n’a pas joué la Coupe Davis en septembre, La Gazzetta s’est montrée très négative, mais c’était son choix. Puis il a remporté cette compétition (Sinner et l’Italie ont remporté la Coupe Davis deux mois plus tard, en novembre 2023, 47 ans après la dernière fois). Et l’Open d’Australie. Et il deviendra numéro un mondial.» Et tout a changé autour de lui. L’ambiance, l’ambiance et l’ambiance. Le pécheur est simplement devenu pécheur. Au point que son nom a été sérieusement envisagé par les autorités pour devenir le porte-drapeau de l’Italie aux prochains JO de Paris, avant de finalement s’appuyer sur le champion olympique de saut en hauteur 2021 Gianmarco Tamberi et la fleurettiste Arianna Errigo.
Si le temps panse toutes les blessures, certaines cicatrices de cette querelle subsistent. Particulièrement chez les fans de Sinner, ceux de la première heure, qui ne manquent jamais une occasion de ressortir cette fameuse Une sur les réseaux sociaux, réclamant des excuses du quotidien après sa campagne médiatique. “Qu’avons-nous fait de mal exactement ? On a simplement déploré le fait que le meilleur joueur italien ait refusé de rejoindre sa sélection, ce qui a été préjudiciable alors que cette dernière était en difficulté. On aurait fait la même chose pour n’importe quel autre sportif, l’intérêt national prime toujours sur l’intérêt individuel. Et cela a finalement payé avec cette victoire historique en Coupe Davis», nous raconte un journaliste de La Gazzetta du Sport, qui préfère rester anonyme. Il prédit, au passage, des centaines de « Aheadlines » sur Sinner, «déjà considéré comme l’un des plus grands sportifs de l’histoire italienne“, Dans les années à venir. Mais cette fois, ce ne sera pas vraiment pour le gronder.
